
« C’était le tableau préféré de Grace et sa fascination pour cette œuvre était contagieuse. Je ne sais combien de fois Suzon nous a dévisagées depuis des écrans d’ordinateurs crasseux à la fac. Nous l’examinions bouche bée pendant des heures à essayer de lire dans ses pensées. Aujourd’hui, je braque mon regard sur le sien. Comment fais-tu ? A rester là debout toute la journée. Avec ce maintien impeccable. Tu ne t’énerves donc jamais ? » Depuis le décès de sa meilleure amie Grace, Eve trouve du réconfort devant « Le bar des Folies Bergères » de Manet. Elle se rend tous les mercredis à l’Institut Courtauld pour se couper du monde en s’installant devant Suzon. En dehors de ce musée, la vie d’Eve est chaotique. Elle est serveuse à temps partiel, hébergée par un couple dans un appartement miteux, et a arrêté ses études d’histoire de l’art. Elle ne voit plus son père qui a sombré dans l’alcoolisme après le départ de sa femme. La situation d’Eve s’aggrave lorsqu’elle quitte son travail à cause de la main baladeuse d’un client. A l’Institut Courtauld, elle découvre une petite annonce qui va infléchir le cours de sa vie. Un atelier de dessin cherche des modèles, Eve s’y rend et est embauchée. De nouvelles opportunités et amitiés vont s’offrir à elle. Tout semble enfin s’améliorer dans la vie de la jeune femme jusqu’à ce qu’elle découvre que « Le bar des Folies Bergères » a été prêté pendant des mois au musée d’Orsay.
« Peinture fraîche » est le premier roman de Chloe Ashby et il a pu évoquer à certains la géniale série « Fleabag » ou les romans de Sally Rooney. Eve est effectivement une jeune femme perdue, déboussolée comme les personnages de Sally Rooney et elle est aussi imprévisible et excessive que l’héroïne de Phoebe Waller-Bridge. Eve est un personnage attachant en raison de sa fragilité ; sa solitude au milieu de la foule londonienne est poignante. Le roman de Chloe Ashby n’est pas que noirceur et désespoir : il est parsemé de pointes d’humour caustique et plusieurs rencontres seront des sources de lumière et d’espoir. L’une des relations d’Eve est des plus singulières puisqu’il s’agit de la Suzon de Manet. J’ai beaucoup apprécié le rôle de l’art dans ce roman : il console, il protège du chaos du monde. Ce qui est également très intéressant, c’est la place du corps des femmes, celui d’Eve reste un objet (attouchements et brutalité, le regard des élèves lors des cours de dessin) comme ce fut souvent le cas dans l’histoire de l’art.
« Peinture fraîche » est un premier roman très réussi, sensible, touchant et dont l’écriture est extrêmement fluide. Chloe Ashby vient de publier son deuxième roman en Angleterre et je ne manquerai sa traduction française sous aucun prétexte.
Traduction Anouk Neuhoff