La position de la cuillère de Deborah Levy

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« La position de la cuillère » est un recueil d’une trentaine de textes qui, pour la plupart, ont été publiés dans des journaux. Ce sont de courts textes d’analyse ou de critique littéraires (comme le chapitre sur « La bâtarde » de Violette Leduc ou celui consacré à l’œuvre de J.G. Ballard) mais également des écrits plus personnels (le livre s’ouvre sur une lettre à sa mère). Ces derniers sont sans doute ceux que j’ai le plus appréciés tant ils m’ont rappelé la formidable autobiographie en mouvement qui a permis à la France de découvrir véritablement le talent de Deborah Levy. Des textes comme « Des citrons à ma table » nous entraine dans son quotidien  qu’elle sait si bien sublimer, dans son histoire familiale. « C’est réjouissant de voir un saladier de citrons ensoleiller un matin d’hiver anglais avec son étonnante palette de jaunes. » On perçoit le monde différemment en lisant Deborah Levy, ne pas porter de chaussettes dans ses chaussures devient chez elle un profond signe de liberté et de légèreté.

Lire Deborah Levy, c’est comme retrouver une amie avec qui on aime converser de mille sujets. Son intelligence, son érudition et son humour sont un régal. Dans ce recueil, figurent des thématiques qui lui sont chères : les femmes artistes qu’elles soient écrivaine (Virginia Woolf et Sylvia Plath sont souvent citées), photographe ou peintre ; la relation mère-fille ; la psychanalyse ; le passé qui revient et nous habite. Deborah Levy nous pousse à la curiosité, à découvrir la poétesse Hope Mirrless, la peintre Paula Rego, l’essayiste Elizabeth Hardwick, l’autrice Ann Quinn ou la photographe Francesca Woodman. « C’est l’aventure de l’écriture que d’aller toujours plus profond, puis de remonter à la surface, ce qui fait de nous des experts en surfaces et en profondeurs. » C’est sans aucun doute l’effet produit sur son lecteur par « La position de la cuillère ».

Mon texte préféré est sans conteste « Une bouchée de Bloomsbury », Russel Square ou la mélancolie d’un jardin public en novembre. Tant de délicatesse et de poésie en si peu de mots m’ont totalement enchantée.

La pensée de Deborah Levy est toujours vivifiante et réjouissante. Certains textes m’ont moins parlé que d’autres mais l’ensemble est passionnant à découvrir.

Traduction Nathalie Azoulai

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Des racines blondes de Bernardine Evaristo

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Doris est née en Angleterre dans une famille de cultivateurs de choux. Enfant, elle a été enlevée par des trafiquants pour être vendue en Aphrika comme esclave. Après avoir vécu dans une famille qui l’avait achetée pour être la compagne de leur fille, elle tombe dans les mains du chef Kaga Konata Katamba Ier qui marque au fer rouge ses initiales sur la peau pâle de Doris. Au fil des années, elle a réussi à devenir la secrétaire privée du chef ce qui lui évite les terribles traitements subis par ceux qui travaillent dans les plantations. Malgré sa situation enviable, Doris, rebaptisée Omorenomwara, rêve de retrouver sa liberté, son pays et sa famille.

« Des racines blondes » est le troisième roman de Bernardine Evaristo que je lis et décidément j’adore son univers et l’originalité de ses textes. Ce dernier roman publié en France est une uchronie qui inverse la situation des blancs et des noirs. Ce sont les européens qui sont les esclaves des africains. Les préjugés raciaux sont repris : les blancs ont un crâne trop petit pour que leur cerveau se développe, ils sont donc barbares et n’éprouvent que des émotions émoussées. Chaque esclave rêve d’avoir la peau bronzée et le nez épaté. Les blancs sont tellement semblables avec « (…) leur pâleur de fantômes » que leurs maîtres peinent à les différencier. La satire est particulièrement réussie et montre la totale absurdité de la domination d’un peuple sur un autre. Au milieu du roman, Bernardine Evaristo glisse un traité de cinquante pages sur « la véritable nature du commerce des esclaves & remarques sur le caractère et les coutumes des européens » écrit par chef Kaga Konata Katamba Ier. Ce texte ferait sourire s’il n’était pas si réaliste dans sa façon de justifier l’esclavage.

Pari réussi pour Bernardine Evaristo qui inverse les couleurs et souligne la violence, la stupidité de l’esclavage et du racisme.

Traduction Françoise Adelstain

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Sous les étoiles de Bloomstone Manor de Mary Orchard

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1898, Agathe Langley a 19 ans. Ses parents rêvent de la marier prochainement à un très bon parti. Mais Agathe ne sait pas tenir sa langue face à ses possibles prétendants. Les bonnes manières et le respect de l’étiquette ne sont pas des domaines où la jeune fille excelle. En revanche, elle se passionne pour l’astrophysique qu’elle a pu étudier en cachette grâce à sa gouvernante. Ses parents ne veulent bien entendu pas en entendre parler. Une fille voulant devenir scientifique, on aura tout vu ! Alors que la famille Langley quitte Londres pour le Suffolk, ils sont invités à Chester House par Lord Stone. Ce dernier était enseignant en physique à l’université et sa bibliothèque fait pâlir d’envie Agathe. Il se prend rapidement d’affection pour la jeune fille et lui propose de la parrainer pour le concours de sciences de la Royal Society. De quoi mettre des étoiles dans les yeux d’Agathe !

« Sous les étoiles de Bloomstone Manor » est un roman d’émancipation à l’époque victorienne. Son originalité réside dans la passion d’Agathe pour l’astrophysique et sa volonté d’acquérir son indépendance par ce biais. Les personnages sont tous extrêmement attachants. Lord Stone est très excentrique pour son époque, très familier avec son personnel, il a fait de Bloomstone Manor un espace de libre parole où règne le respect de l’autre. L’endroit idéal pour notre jeune héroïne qui est elle aussi anticonformiste. Le roman de Mary Orchard est plein de charme et il aborde également des sujets plus sérieux comme l’inégalité entre les filles et les garçons au niveau de l’éducation ou le sort réservé aux homosexuels à cette époque.

« Sous les étoiles de Bloomstone Manor » est un roman délicieux, lumineux qui respire l’humanisme et nous offre une très belle galerie de personnages.

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Le retour du soldat de Rebacca West

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A Baldry Court, Kitty attend le retour du front de son mari, Chris. Elle vit dans cette large demeure avec la cousine de ce dernier, Jenny. Elles reçoivent un jour, une femme nommée Margaret, mal apprêtée, qui leur annonce que Chris est à l’hôpital de Boulogne. Sa blessure n’est pas physique : Chris semble avoir oublié totalement les quinze dernières années. Il a donc adressé des nouvelles à Margaret, qui a été son premier amour, et non à son épouse Kitty. Son retour à Baldry Court ne réveille pas ses souvenirs au désespoir de sa femme et de sa cousine. Il ne veut qu’une seule et unique chose : revoir Margaret.

« Le retour du soldat » est un petit bijou de la littérature anglaise et il s’agit du premier roman écrit par Rebecca West. L’autrice y aborde la difficulté du retour à la maison pour les soldats de la première guerre mondiale. Chris revient en ayant oublié les dernières années de sa vie. Il vit dans un passé heureux et insouciant. Son amnésie le protège de ses souvenirs des tranchées. Faut-il lui faire recouvrir la mémoire ou le laisser oublier l’enfer vécu au front ? La question n’est pas si simple à résoudre pour Jenny, la narratrice du texte, et pour Margaret qui revit également les instants merveilleux passés aux côtés de Chris.

Le sentiment amoureux est l’autre thème du roman. Jenny, Margaret, Kitty et Chris forment un quatuor amoureux. Chacune des trois femmes ne pensent qu’au bonheur, au bien-être du jeune homme. Chris est choyé, aimé et entouré. Kitty et Jenny ont créé à Baldry Court un écrin à son intention : le jardin splendidement aménagé, la décoration raffinée de la maison. « Ici, nous lui avions rendu le bonheur inéluctable. » Rebecca West excelle dans l’analyse psychologique de ses personnages et du sentiment amoureux. La douceur infinie des souvenirs de la relation entre Margaret et Chris est particulièrement touchante. Les quatre personnages principaux sont décrits avec subtilité, délicatesse et une grande justesse. Margaret, qui est jugée immédiatement par la belle Kitty sur son apparence, est un personnage bouleversant de droiture. Jenny, réservée et discrète, nous montre toute la complexité de la situation avec beaucoup d’empathie pour les trois autres.

« Le retour du soldat » est parsemé de descriptions des paysages, du parc de Baldry Court. Elles soulignent la grande sensibilité de Rebecca West, sa finesse d’observation et son sens de la poésie.

La lecture de ce roman de Rebecca West fut un régal et je regrette qu’elle soit méconnue en France. « La famille Audrey » attend dans ma pal et j’espère qu’il sera à la hauteur de celui-ci.

Traduction Simone Arous

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Anna Thalberg d’Eduardo Sangarcia

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Alors qu’Anna Thalberg attise le feu dans la cheminée, des hommes pénètrent brutalement dans sa chaumière et l’emmènent de force. Un mandat d’arrêt, signé de l’évêque, leur permet de la jeter dans une charrette pour l’enfermer ensuite à la prison de Wurtzbourg. Anna Thalberg est accusée de sorcellerie, sa voisine l’a dénoncée. Lorsqu’il revient chez lui, son mari, Klaus, découvre avec horreur ce qui est arrivé à Anna. Avec l’aide du curé du village, il tente désespérément de faire libérer sa femme. Mais l’examinateur Melchior Vogel n’est pas de ceux qui changent d’avis. Ceux qui rentrent dans la prison de Wurtzbourg n’en ressortent que pour le bûcher.

« Anna Thalberg » est le fantastique et singulier premier roman d’Eduardo Sangarcia. L’auteur a choisi une forme originale : sans majuscule et sans point. Et pour les échanges entre Anna et le confesseur  de sorcières, les dialogues et les pensées des deux protagonistes se font face sur une même page. Ces choix stylistiques et narratifs donnent beaucoup de force au texte qui en devient totalement immersif. Eduardo Sangarcia s’est inspirée de la terrible chasse aux sorcières de Wurtzbourg qui eu lieu entre le XVIème et le XVIIème siècle. Toutes les personnes arrêtées alors furent torturées et brûlées. C’est également ce qui arrive à Anna qui subit les pures sévices sans jamais céder, sans jamais se reconnaître coupable. Elle est belle, rousse, venant d’un autre village et son mariage est heureux. Il n’en faut pas plus pour déclencher la jalousie et la rancœur. L’absurdité de l’accusation, l’obstination cruelle de Vogel, les scènes de tortures nous glacent le sang. Encore une fois, le pouvoir et la religion veulent soumettre et dominer les femmes. Eduardo Sangarcia rend ce drame saisissant.

« Anna Thalberg » est une grande réussite : un texte oppressant, envoûtant qu’il est difficile de lâcher. Anna Thalberg est un personnage puissant malgré son emprisonnement, et je ne risque pas de l’oublier.

Traduction Marianne Millon

Les enfants Oppermann de Lion Feutchwanger

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La famille Oppermann est très prospère. Leur ancêtre, Immanuel, s’est installé à Berlin et a fondé une entreprise de meubles ainsi qu’une fabrique. Ses petits enfants ont tous des parcours brillants : Gustav est un intellectuel dilettante qui sait profiter de la vie, Edgar est un laryngologue réputé, Martin gère l’entreprise familiale et leur sœur Klara a épousé un fin homme d’affaires, Jacques Lavendel. Nous les suivons, ainsi que leurs enfants, de l’automne 1932 à l’été 1933, dans une Allemagne au bord du gouffre et du chaos.

Lion Feuchtwanger a écrit son roman en 1933, en temps réel. Lui-même a du fuir l’Allemagne cette même année pour la France et ensuite rejoindre les États-Unis en 1940. L’auteur cherchait à alerter ses compatriotes sur les dangers du mouvement völkish et sur la prise de pouvoir d’Hitler en janvier 33. La première partie du roman, intitulée « Hier », se termine sur cet évènement. Les deux autres parties, « Aujourd’hui » et « Demain », extrapolent sur ce qui risque d’advenir. Lion Feuchtwanger est extrêmement lucide, il montre à quel point tout était en germe, les prémices de la catastrophe et de l’horreur étaient bien visibles.

Mais, comme il le montre au travers de ses personnages, beaucoup ne voulaient pas voir. « Arrêtez avec vos histoires à dormir debout. Il n’y a plus de pogroms en Allemagne. C’est fini. Depuis plus de cent ans. Depuis cent quatorze ans, si vous voulez le savoir. Vous croyez que ce peuple de soixante-cinq millions de personnes a cessé d’être civilisé sous prétexte qu’il a laissé la parole à une poignée de fous et de canailles ? Pas moi. Je refuse qu’on fasse cas de cette poignée de fous et de canailles. » Gustav a tellement foi en la culture allemande qu’il fait fi du contexte économique. Pourtant, comme les autres membres de la famille Oppermann, il va voir la violence, la brutalité et l’antisémitisme s’insinuer peu à peu dans leur quotidien.

Gustav est l’un des plus beaux personnages de ce roman, avec son neveu Berthold. Lion Feuchtwanger crée des personnages bouleversants, plongés dans le tourbillon des évènements historiques. Il nous montre comment chacun réagit face à la haine et à la fin du roman il expose un débat très intéressant entre Gustav et son autre neveu Henrich. Que faut-il faire face à la violence et à l’humiliation ? Survivre à tout prix en perdant sa dignité ou relever la tête même s’il faut le payer de sa vie ?

Passionnant, édifiant, nécessaire, il y aurait encore beaucoup d’autres qualificatifs positifs pour décrire ce roman. Une chose est sûre, il faut impérativement le lire.

Traduction Dominique Petit

La vertu de Checchina de Matilde Serao

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Checchina est l’épouse d’un médecin romain. Ce dernier est peu prolixe lorsqu’il s’agit de pourvoir aux besoins domestiques. Checchina vit chichement et passe ses journées à entretenir son logis. Elle regarde avec envie son amie Isolina qui papillonne avec insouciance d’un amant à l’autre et dépense sans compter pour ses tenues. Son quotidien  va être chamboulé par l’invitation à dîner faite par son mari au marquis d’Aragon. Il espère ainsi augmenter sa clientèle grâce au réseau du marquis. Mais comment recevoir un noble dans un intérieur aussi étriqué ? Checchina s’étant donné beaucoup de mal, le repas se passe bien, trop bien même puisque le marquis propose à la maitresse de maison un rendez-vous galant.

« La vertu de Checchina » est un court roman de Matilde Serao qui, comme ceux de Maria Messina, parle de la position des femmes dans l’Italie de la fin du 19ème siècle. Checchina est totalement dépendante de son mari, de son argent. Son quotidien est morne, elle fait partie de la petite bourgeoisie romaine mais elle participe activement aux tâches domestiques (elle entretient les meubles en les frottant au pétrole, prépare entièrement le repas pour le marquis). Mais le ton de « La vertu de Checchina » est moins sombre que chez Maria Messina. Notre Checchina a un petit côté ridicule dans ses atermoiements. Ce n’est pas tellement la morale, la fidélité à son mari qui la retiennent d’aller chez le marquis mais plutôt la pauvreté de sa garde-robe et le qu’en-dira-t-on. Cela la rend également attachante, on aimerait qu’elle ait une vie plus légère, plus insouciante, plus joyeuse.

Encore une fois, il faut remercier les éditions Cambourakis qui nous dénichent de petites perles de la littérature italienne.

Traduction Angélique Levi

L’établi de Robert Linhart

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« C’est comme une anesthésie progressive : on pourrait se lover dans la torpeur du néant et voir passer les mois -les années peut-être, pourquoi pas ? Avec toujours les mêmes échanges de mots, les gestes habituels, l’attente du casse-croûte du matin, puis l’attente de la cantine, puis l’attente de cinq heures du soir. De compte à rebours en compte à rebours, la journée finit toujours par passer. Quand on a supporté le choc du début, le vrai péril est là. L’engourdissement. Oublier jusqu’aux raisons de sa propre présence ici. Se satisfaire de ce miracle : survivre. » A la fin de l’année 1968, Robert Linhart, normalien, se fait embaucher dans l’usine Citroën de la porte de Choisy. Membre de l’union des jeunesses communistes marxistes-léninistes, il choisit d’être un établi comme beaucoup d’autres militants intellectuels de la gauche prolétarienne. L’usine de la Porte de Choisy fabrique des 2CV. Robert Linhart y découvre la difficulté à accomplir les mêmes gestes que les ouvriers en place, leur habilité et leur efficacité sont redoutables. Il devra essayer plusieurs postes avant d’en trouver un où il est compétent. Le bruit, la cadence abrutissante, les nombreuses strates hiérarchiques, le racisme (un ouvrier non européen ne peut pas être ouvrier spécialisé, il reste manœuvre alors qu’un français est d’office OS2), les produits toxiques utilisés sont parfaitement décrits dans le texte de Robert Linhart.

Le but des établis était éminemment politique puisqu’ils voulaient contribuer à la défense de la classe ouvrière par la résistance et la révolution. Le cœur du livre est d’ailleurs la grève que réussit à mettre en place Robert Linhart. Il y a du romanesque, presque du suspens, dans sa manière de la raconter : seront-ils assez nombreux à débrayer pour arrêter la grande chaîne de production ? Tiendront-ils plusieurs jours ? Quelles seront les représailles de Citroën ? Il n’est pas étonnant que « L’établi » ait été adapté au cinéma tant le récit de Robert Linhart est prenant. Son propos est également toujours d’actualité. Certes le travail à la chaîne a été modifié par la robotisation mais les conditions de travail en France restent médiocres.

« L’établi », écrit en 1978, reste un document important sur le travail ouvrier, Robert Linhart en décrit les mécanismes avec précision. La grève qu’il organise en 1969 pose une question essentielle, celle de la dignité des travailleurs. Un texte profond que je recommande à tous ceux qui s’intéresse au monde du travail.

Printemps précoce de Tove Ditlevsen

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« Printemps précoce » est le premier volet de la trilogie autobiographique de Tove Ditlevsen. Ce premier tome s’intéresse bien évidemment à l’enfance. Celle-ci se déroule à Vesterbro, un quartier ouvrier de Copenhague, après la première guerre mondiale. Tove Ditlevsen, aussi célèbre au Danemark que Karen Blixen, raconte la naissance de sa vocation d’écrivain et sa détermination pour que celle-ci s’accomplisse. A six ans, elle décide qu’elle sera poète.  » « Je veux aussi être poète. » Aussitôt, il (son père) fronça les sourcils et dit sur un ton menaçant : « Ne te monte pas la tête ! Une fille ne peut pas être poète. » Vexée, blessée, je me refermerai sur moi-même, cependant que ma mère et Edvin éclatèrent de rire en entendant cette invention ridicule. » Son père, un ouvrier marxiste souvent au chômage, ne soutiendra pas sa fille. Elle devra arrêter l’école à 14 ans pour ensuite aller travailler. Tove Ditlevsen sera embauchée pour faire le ménage avant de travailler dans des bureaux.

En cachette, elle continue à écrire des poèmes et rêve, à l’instar de Virginia Woolf, d’avoir une pièce pour s’isoler. « J’aimerais tellement avoir un endroit où je puisse m’exercer à écrire de la vraie poésie. Une pièce avec quatre murs et une porte qui ferme. Une pièce avec un lit, une table et une chaise, avec une machine à écrire, ou un bloc-notes et un crayon, rien de plus. Oui, une porte qui fermerait à clé. Tout cela m’est refusé jusqu’à ce que j’aie 18 ans et que je puisse quitter mes parents. » En attendant que ses poèmes soient enfin publiés, Tove espère épouser un artisan sérieux tout en souhaitant ne pas tomber enceinte avant comme certaines jeunes filles de son quartier.

L’autrice garde une impression amère de son enfance, de cette période où elle se sent prisonnière. Sa mère est peu affectueuse et son père est plutôt indifférent. Une volonté de fer et beaucoup de patience lui seront nécessaire pour que sa vocation se concrétise. Échapper à l’unique destin réservé aux femmes du milieu ouvrier n’est pas une mince affaire dans la société danoise du XXème siècle !

Faisant preuve d’un grand sens de l’observation et de la formule, Tove Ditlevsen retrace ses jeunes années, décisives dans sa vocation d’écrivain. Son témoignage marquant fait regretter qu’elle soit si peu connue en France.

Traduction Frédéric Durand

Ce que Majella n’aimait pas de Michelle Gallen

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Majella vit à Aghybogey, en Irlande du Nord, avec sa mère portée un peu trop sur la bouteille. La jeune femme, un peu ronde, travaille dans un Fish’n’chips, « Salé, Pané, Frit ! ». Toute la société de la petite ville défile devant Magella qui connaît les préférences de chacun. Il y a ceux qui sortent du pub, du bingo, les habitués qui font sans cesse les mêmes blagues, les jeunes comme les plus vieux et il y a Marty le collègue de Majella. Quelque soit la situation, elle reste impassible. Et pourtant, ça bouillonne dans sa tête et Majella fait tout pour juguler son flot d’émotions. Il faut dire que la vie n’a guère épargnée notre héroïne : son père a déserté son foyer après la mort de son frère, sa mère se laisse totalement aller et malmène Majella, sa grand-mère vient d’être tuée. De quoi perdre pied.

« Ce que Majella n’aimait pas » souligne à nouveau la vitalité et l’originalité de la littérature irlandaise contemporaine. « Milkman » d’Anna Burns, « Les lanceurs de feu » de Jan Carson et le roman de Michelle Gallen évoque de manière singulière ( par la forme, par les personnages ou l’atmosphère) les Troubles et leurs conséquences. Le roman suit Majella durant une semaine et nous montre une jeune femme surprenante. Celle-ci a mis en place de nombreux stratagèmes pour garder le contrôle sur sa vie et ses émotions. Elle fait claquer ses doigts pour se calmer, elle a enrobé son corps d’une couche de graisse pour se créer une carapace et elle établit des listes de ce qu’elle déteste et de ce qu’elle aime (fan de Dallas, son modèle est J.R. Ewing !).

Il faut qu’elle tienne bon Majella face à sa mère qui dépend totalement d’elle, face à la mort violente de sa grand-mère. Michelle Gallen a créé un personnage étonnant et détonnant. La jeune femme se cache derrière son corps et en même temps elle l’assume : elle se délecte de ses repas, de ses frites salées et vinaigrées, elle aime le sexe. Son ton est cru, les dialogues sont argotiques et donnent une tonalité humoristique qui contraste avec la noirceur de la vie de Majella. La pauvreté, les violences, la séparation forte entre catholiques et protestants à Aghybogey, l’ombre des Troubles sont en effet bien présents dans les pages du roman de Michelle Gallen sans pour autant plomber son intrigue.

« Ce que Majella n’aimait pas » est un premier roman surprenant qui nous offre un personnage principal touchant et infiniment attachant. Le titre original « Big girl, small town » résume bien le quotidien de Majella.

Traduction Carine Chichereau