Je suis maudit. Vous le voyez à mon visage marqué, désolé. Je porte sur moi le poids de mon malheur. Les tendons de mon cou sont saillants ; ma main est crispée dans un geste de désespoir ; mon front plissé, ma bouche entrouverte sont signe de ma douleur.
C’est ainsi que le grand sculpteur m’a créé. Il a malaxé la glaise longuement, vigoureusement. Il a fait de moi des versions miniatures. Des morceaux en plâtre de mon corps gisaient au sol : des bras, des jambes, des mains, des têtes, des versions antérieures de ce que je suis devenu. Des témoignages de la recherche du geste précis, de la pose parfaite.
Mais je devais aussi m’harmoniser avec les autres. Je devais faire partie d’un groupe monumental. Nous étions un groupe d’homme prêts au sacrifice, résignés face au sort terrible qui nous attend. Nous devions incarner un drame humain, l’intensité de nos expressions devait vous le signifier. Nos visages émaciés, nos regards perdus devaient frapper les esprits.
Un bel ensemble, saisissant… dont je ne ferai finalement pas partie. L’assemblage final n’était pas satisfaisant, ma posture ne s’accordait pas à celle des autres. Mon âme affligée se retrouve seule. Maudit, toujours. J’ai quand même eu l’honneur d’être coulé en bronze. Je n’ai donc pas été remisé au fond de l’atelier comme une vulgaire esquisse.
Je l’ai en fait été dans une allée secondaire d’un jardin public. Je sers de reposoir aux oiseaux de passage. Les araignées tissent leur toile dans les interstices de mon corps. Les intempéries accentuent mes traits torturés. Les gens passent devant moi sans me voir. J’assiste à leur promenade du dimanche, à leurs discussions futiles ou enflammées. Mais aucun ne me regarde vraiment.
Jusqu’à ce qu’il arrive. Il s’est arrêté devant moi. Il a tourné autour de moi. Il a sorti son appareil photo. Et il s’est approché tout près de mon visage pour m’immortaliser. Son regard m’offre une nouvelle vie.
Super ta version ! une belle vison de cette statue…combien de ces sculptures passent inaperçu avant que le photographe ne la fige et la partage.
Merci beaucoup, il se dégage un tel sentiment de solitude de cette sculpture que je l’ai imaginée abandonnée au fond d’un jardin public !
Oooh j’adore ! Tu as parfaitement décrit ce que l’on ressent quand on regarde ce visage qui semble tourmenté, tout en lui offrant sa petite heure de gloire à la fin. C’est vrai qu’on passe régulièrement à côté des statues sans vraiment les regarder … Bravo pour ton texte 🙂
Merci, je suis contente de lire ton enthousiasme ! C’est vrai que l’on ne fait pas tellement attention aux sculptures des jardins publics alors que certaines ont été réalisées par de grands artistes.
ah oui, même si nous semblons unanimes sur la souffrance exprimée par ces traits de statue, chacun a sa version. Et les araignées en profitent, vive le photographe qui le sort de sa solitude.
Bravo pour ce texte.
Cette semaine, les textes sont très différents et ça donne des textes vraiment intéressants. Oui merci à Romaric pour sa photo même si cette sculpture de Rodin est loin d’être oubliée !
Superbe façon de lier passé et présent. Excellent texte!
Merci beaucoup pour ton message !
J’aime vraiment beaucoup aussi ton approche de cette statue solitaire qui finit par séduire. Belle écriture.
Je sais que cette sculpture de Rodin fait partie d’un ensemble mais son air désolé me donnait envie de la mettre à part, exclue du groupe pour finir au fond d’un jardin ! Merci pour le compliment !
Je n’avais pas pensé aux toiles d’araignées… 😉
J’aime bien ton idée aussi. Pauvre statue !
Si tu regardes la photo en grand format, tu verras qu’une petite araignée s’est glissée dans son oreille ! 😉 Merci pour ton message !
belle description! tu me fais penser aux Bourgeois de Calais, groupe dans lequel celui-ci détonerait 😉
Mais je pensais exactement aux Bourgeois de Calais ! Si je ne me trompe pas, cette sculpture en fait partie. Mais j’avais envie de l’imaginer seule dans un jardin public !
Un regard salvateur 🙂
Le photographe a le pouvoir de faire sortir de l’ombre !
C’est mignon. J’aime bien le photographe qui redonne vie à cet immortel/laissé pour compte.
Oui, la photo le sauve de l’anonymat et de l’oubli.
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Oh c’est très joli, emprunt d’une belle sensibilité, vraiment. ❤
Merci beaucoup, ton message me touche.
J’aime beaucoup ton texte. Se mettre à la place de cette statue était une bonne idée. 😉
Elle me parlait vraiment cette sculpture, d’autant plus que je l’ai reconnue !
J’aime beaucoup ta vision de la statue, bravo 🙂
Merci, elle m’a touchée tout de suite. J’adore le travail de Rodin, sa sensibilité, son esprit tourmenté.