Le ciel s’obscurcit. La lumière décline. Il va bientôt falloir embarquer. Tout est prêt. June ne devrait pas tarder à arriver. Notre 40ème anniversaire de mariage, j’ai du mal à y croire.
Nous nous sommes mariés si jeunes. J’avais tout juste 20 ans et elle 18. Nous nous sommes connus sur le campus de NYU. Et je dois bien admettre que j’ai eu un coup de foudre pour June. Elle arrivait d’une petite ville de la banlieue de New York. Son visage respirait l’innocence, la spontanéité. Une belle blonde, souriante, très sportive qui semblait attirer la sympathie de tous. Populaire, c’est sans doute ce qui la caractérisait le mieux à l’époque. Studieuse était en revanche un mot banni de son vocabulaire. Peut-être s’était-elle assurée un avenir en épousant le brillant Henry Wilson. Je n’ai jamais réellement su pourquoi elle m’avait choisi.
Mon diplôme obtenu, je comptais rester à New York. Quelle autre ville pouvait offrir autant d’opportunités à un journaliste en devenir comme je l’étais ? Mais June n’aimait pas New York. La ville, trop vaste, ne lui permettait pas d’avoir une cour autour d’elle, d’être le point de mire. Et elle ne supportait plus le climat. Elle rêvait de soleil, de chaleur. C’est ainsi que nous atterrîmes à Naples, près des Everglades. Je rêvais d’écrire pour le New Yorker, je fis ma carrière au Naples Daily News. Mais June semblait heureuse, mes parents m’avaient dit que le mariage était affaire de compromis. J’en faisais donc.
Naples est une petite ville qui permettait à June d’exercer sa popularité : associations sportives, galas de charité, réunions tupperware. Elle déployait une énergie folle pour se faire connaître et apprécier. Toujours apprêtée, toujours parfaitement maquillée, toujours souriante, toujours à l’écoute des autres… du moins en apparence. Plutôt que les besoins des autres, c’est la valorisation de son ego qui importait à June. Ce ne sont pas mes petits articles sur la politique locale qui risquaient de lui faire de l’ombre. J’étais parfaitement inoffensif. Mais je portais à merveille le smoking, j’étais bel homme. J’étais donc un faire-valoir idéal et séduisant à son bras lors de ses nombreuses soirées. Je pouvais alors provoquer l’envie de ses soi-disant amies.
J’espérais qu’avoir des enfants changerait June. Nous avons eu deux filles : Betsy et Susan. Deux adorables petites blondes, aux yeux en amande et au teint lumineux. J’étais tellement heureux, j’avais envie de leur apprendre tant de choses. Mais rapidement Betsy et Susan furent plus inquiètes de leur apparence que de l’état du monde. June en faisait des répliques d’elle-même. J’ai alors lâché prise. J’ai acheté ce bateau pour m’enfuir au large, pour avoir des moments de tranquillité. De la lâcheté penserez-vous. Probablement, mais je ne supportais plus la suffisance, la superficialité de mes trois femmes. Et leur mépris envers moi, ma culture, mes livres.
Aujourd’hui, Betsy et Susan ont quitté la maison. Elles ont épousé des hommes aussi fades que riches. June est une publicité vivante pour le botox. Elle voudrait que je m’y mette, que je reprenne le sport, que j’arrête de lire et que je vende mon vieux bateau. C’est pour cela que je l’amène en mer ce soir : pour la dernière sortie de mon cher bateau… en tout cas, c’est ce que je lui fais croire. Je lui ai préparé une soirée romantique au clair de lune sur l’eau. J’ai des petits fours, une bouteille de champagne qui refroidit dans son seau à glace et ma batte de base-ball. Un bon coup sur la tempe pour l’assommer, pas trop fort non plus, il faut qu’elle ait l’air de s’être cognée accidentellement. La houle, le vent doivent se lever vers 23h. La mer devrait rapidement être agitée. Je sais à quel point mon bateau peut tanguer. Il ne me sera pas difficile de faire croire qu’elle est tombée à l’eau après s’être assommée. Et ma femme est beaucoup trop coquette pour porter un gilet de sauvetage ! Il faut quand même que je maîtrise ma force en la frappant au cas où le corps serait retrouvé. Mais je compte sur les alligators pour éviter cela. Enfin je vais être débarrassé de cette salope !
Bon petit voyage, certes la mort arrive par la brise à cause de compromis.
Merci Kentin, un premier voyage en bateau pour June qui sera son dernier sur terre.
sniffff…
C’est un remake de Rebecca. Il aurait pu simplement demander le divorce.
Oui, tu as raison, mon histoire est proche de celle de Rebecca, je n’y avais pas pensé en l’écrivant ! C’est vrai que Rebecca meurt en mer également, même si ça n’était pas prévu au début du voyage. L’histoire de Daphné du Maurier devait envoyé des signaux à mon inconscient !!!
Ah ah j’adore le ton qui monte jusqu’à « salope » … ce doit être terrible de voir aussi ses enfants échapper à ce qu’on voudrait qu’ils soient.
Merci beaucoup ! Tu as raison, dans mon texte c’est un peu le moment où tout bascule pour Henry. Ses filles seront à l’image de leur mère, il n’a plus rien à espérer.
Voilà qui me plaît, j’aime le ton, la manière d’arriver à la fin. 🙂
Merci beaucoup Olivia, j’ai effectivement fait attention à la manière dont je voulais vous faire découvrir la raison du voyage de Henry et June.
tu dois ouvrir des horizons à certains avec ce crime parfait !!!
J’espère que non ! 😉
Bon débarras ! Oh, que je suis cruelle….
Henry Wilson est bien d’accord avec toi ! 😉
Gniak gniak gniak…. mais as tu pensé que le botox pouvait lui servir de bouée de sauvetage. Vu ce que tu décris à mon avis, ton héroïne en est armé et de partout 😉
J’adore ce coté démoniaque !!!! hihihihi
Non, je n’ai pas pensé au fait qu’elle pouvait flotter grâce au botox ! Mais les alligators vont s’occuper d’elle, le botox ne pourra pas la sauver !!!
mais pourquoi a-t-il attendu 40 ans, voilà ce qu’on se demande en te lisant 😉
et saura-t-il jouer la comédie du veuf éploré?
ça c’est pour le chapitre 2 😉
C’est toujours ça quand on craque, ça vient d’un seul coup ! Je suis sûre qu’Henry est un grand comédien !!!
Rhoooo la fin, ben oui mais bon… on s’y attendait presque.
L’avantage d’habiter à proximité des Everglades, les alligators donnent des idées ! 😉
Quelle aurait été ma déception si la chute avait été moins … liquide.
Bon débarras 😉
Tant mieux si ma fin répond à tes attentes !
Objectif: ne pas tomber à l’eau avant elle… Qui sait ce qu’elle a dans la tête, elle ?
Contrairement à June, Henry a l’habitude de la mer. Mais tu as raison, ça serait vraiment trop bête !
J’adore ton plan machiavélique !!! Et je compatis sincèrement à sa douleur !!!!
Ah … un accident est si vite arrivé !
Oui, une chute sur un si petit bateau par temps de grosse houle, c’est l’accident bête mais inévitable ! 😉
Pingback: Une photo, quelques mots (154ème) – Atelier d’écriture de Leiloona | Plaisirs à cultiver
Je viens découvrir Henry, pour mieux comprendre le texte suivant…
Quel crime savamment orchestré, j’adore!
J’aime aussi beaucoup la façon dont tu plantes le décor, avant passage à l’acte.
Merci beaucoup Sarah, je dois bien avouer que pour une fois j’étais plutôt satisfaite de la construction de mon texte et je suis contente que cela te plaise.
Pingback: Une photo, quelques mots (155ème) – Atelier d’écriture de Leiloona | Plaisirs à cultiver