Soixante-dix ans que je n’avais pas foulé cette terre, que mes yeux ne s’étaient pas posés sur ce paysage. Soixante-dix ans, cela semble bien long et pourtant chaque détail est resté gravé dans ma mémoire. Et rien n’a changé dans ce petit coin de campagne de l’ouest. Je suis née ici, j’ai grandi ici jusqu’à l’âge de quinze ans. Je suis arrivée au bout de mon voyage. Il me fallait boucler la boucle.
Cet arbre, j’espérais bien qu’il serait toujours là. J’ai toujours aimé voir sa silhouette dénudée se découper sur le ciel blanc de l’hiver. Ce chêne m’a toujours semblé protecteur. Pendant soixante-dix ans, il a conservé mon secret, notre secret.
Nous étions quatre sœurs, j’étais l’avant dernière. Nous aidions notre mère dans les travaux de la ferme. Notre père n’y participait pas à cause de sa jambe raide. Celle-ci ne l’empêchait pas de boire, de passer ses journées au café. Elle ne l’empêchait pas non plus d’être violent. C’est surtout sur ma mère qu’il frappait, il la traitait d’incapable, de fainéante alors qu’elle tenait la ferme à bout de bras. Il n’avait pas besoin de lever la main sur nous, le voir faire avec notre mère nous passait le goût de la rébellion. Aussi, la nuit lorsqu’il venait dans le lit de l’une d’entre nous, nous ne disions rien, nous ne nous débattions pas.
Jeanne avait pour le moment été épargnée. C’était la petite dernière, elle venait d’avoir treize ans. Une vraie poupée de porcelaine au teint diaphane, aux boucles blondes, lumineuse qui enchantait tous ceux qui la croisaient. Elle était notre préférée. Lorsque nous avons vu les regards appuyés de notre père sur les formes naissantes de Jeanne, nous avons su qu’il fallait enfin que nous réagissions.
Un jour, notre mère est allée vendre des légumes dans la ville voisine et elle en profitait pour rendre visite à une cousine chez qui elle passerait la nuit. Le moment était venu. Nous avons attendu la nuit tombée et nous l’avons fait boire. Les verres se succédaient les uns après les autres, l’étourdissant de plus en plus. En le caressant, en le cajolant, nous l’avons entraîné vers la grange. Nous avions préparé une grande bâche en plastique. C’est sur elle que nous le fîmes tomber. Sur elle que chacune d’entre nous lui asséna un coup de couteau.
Je ne sais pas où nous avons trouvé la force de trainer son corps jusque dans les champs. La rage et la fureur décuplaient nos forces. Et c’est derrière le grand chêne que nous avons enterré son corps. Personne ne s’est jamais mis à sa recherche. C’était la fin de la guerre, mon père était soupçonné de marché noir, il était loin de n’avoir que des amis dans la région. Je ne sais pas si ma mère nous a un jour soupçonné. Elle n’en a jamais rien dit. Une chape de silence s’est abattu sur notre famille.
Six mois après cette nuit, j’ai quitté la maison pour un apprentissage en couture. Je suis ensuite rapidement montée à Paris pour y trouver du travail et Jeanne m’y a rejoint. Mes deux autres sœurs ont également quitté la ferme. Nous n’y retournions pas. Chacune a construit sa vie loin de nos souvenirs. Et pourtant mes trois autres sœurs ont choisi d’être enterrées dans notre village. C’est pour ça que je suis de retour, pour que nous soyons à jamais réunies.
ouah, cela partait comme un texte nostalgique et puis … la tragédie ! bravo, ça me file des frissons
Merci beaucoup Nath, je suis contente de t’avoir donné des frissons !!!
Un texte puissant, qui nous embarque sur des chemins imprévus … on pense à un retour au pays natal et puis bam on prend de plein fouet l’horreur. Superbe (si je puis dire.)
Merci beaucoup Leiloona, tes compliments me sont précieux.
Oh, merci … 🙂
Je sais que tu es toujours sincère, du coup tes compliments ont beaucoup de valeur.
Les quatre sœurs et l’ogre malfaisant, un texte réussi et glaçant.
J’adore ta description de mon texte, c’est exactement ça !
tout une histoire autour de cette terre, terre-racine, terre qui recouvre et cache, terre où nous finissons et ses secrets qu’on déterre parfois. C’est très humain, sensible et puissant.
Tout tourne effectivement autour de cette terre à laquelle nous retournons quoiqu’il arrive. Merci Sabine pour ce beau compliment.
oh, très beau texte, très prenant.
Merci Fanny !
quelle terrible histoire! on en vient à trouver juste qu’un meurtre soit accompli…
Disons que c’est un meurtre que l’on peut comprendre, presque de l’auto-défense.
Une histoire qui captive et capture le lecteur. Il m’a aussi fait trembler. C’est très bien raconté, merci 🙂
Merci à toi Anne-Véronique et je suis ravie de t’avoir captivée quelques instants en ce lundi matin !
Bien écrit. Dramatique, certes, mais la lecture nous amène avec une logique glaçante à l’acte final.
Merci Claude pour ton message encourageant.
Mais c’est le scénario d’une petite nouvelle ou d’un roman ça !
Oui, je pense que cette histoire pourrait être étoffée mais je ne pense néanmoins pas le faire !!
Personne ne devrait jamais en arriver là, porter à la fois le poids de l’inceste et un assassinat….C’est normal qu’elles soient toutes parties, poussées à l’exil par ce lourd secret.
Je suppose que c’est ce désir de retrouver leur mère et rassembler cette famille blessée qui les poussent vers ce cimetière…..Je leur souhaite d’y trouver la paix….
Un secret qui les éloigne de chez elles mais les relie irrémédiablement jusqu’à la fin de leurs jours.
Waouh quelle claque !!! J’ai cru comprendre que c’était le spectre de la narratrice qui parlait (déjà morte du coup et qui revient pour être enterrée), c’était ça l’idée ? En tout cas l’idée est géniale avec ses retournements imprévus
Non, elle n’est pas encore morte. Elle arrive à la fin de sa vie et elle est venue mourir chez elle pour ensuite être enterrée avec ses sœurs. Désolée si je n’ai pas été assez claire.
Un retour à la Terre qui fait ressurgir de bien sombres souvenirs. Belle maitrise de l’écriture. Un texte qui surprend et glace le sang, Enfin ce qui me glace le sang c’est surtout leur monstrueux père, par leur geste 😉