Au Chien qui fume, rade de Montmartre au plafond bas et au sol de terre battue, fréquenté par les marlous et les gagneuses du coin, et par une bande de Russes blancs buveurs et irascibles, Erik Satie vient trouver Blaise Cendrars. « Cendrars et Satie s’étaient déjà croisés à trois reprises, au hasard de leurs errances respectives dans le Paris des artistes, tous plus ou moins montparnos, tous tirant le diable par la queue et tapeurs redoutables. » Leur dégaine renseigne immédiatement sur l’état de leurs finances : « Plutôt petit et râblé, avec une gueule de boxeur cabossé et une dégaine de poète qui peine à trouver ses rimes, il faisait partie d’une engeance que le gros Clovis craignait, de façon instinctive. Dans son pardessus de gros drap râpé jusqu’à la corde, avec sa large cravate froissée, ses pantalons trop courts et ses chaussures crottées, c’était un solitaire. » On aura reconnu Cendrars. Quant à Satie, malgré son parapluie qui ne le quitte jamais, son melon de guingois sur le crâne, ses mains gantées, ses lorgnons et sa barbiche taillée en pointe, sa mise n’est pas beaucoup plus reluisante : » Tout de noir vêtu, Satie avait des coquetteries d’homme du monde, mais des moyens de crève-la-faim. »
Forcés de mettre les bouts après qu’une bagarre générale a éclaté dans le bistrot, les deux hommes débutent une déambulation nocturne dans le Paris de 1925, à la poursuite de Cocteau qui leur a volé l’argument d’un ballet, et à la recherche de Biqui (qui n’est autre que la peintre Suzanne Valadon), son amour de jeunesse que Satie n’a pas revu depuis 32 ans. En leur compagnie, on assiste à un bal masqué à la Closerie des Lilas, on découvre ce qui se cache sous la coupole de l’Opéra Garnier, au Père-Lachaise on rend hommage à un poète trop tôt disparu, on croise un Chagall prospère dans une brasserie à Nation, on partage une anisette de contrebande avec les Gitans d’Austerlitz, on chevauche une girafe à Montparnasse… Le vieux musicien solitaire et le jeune poète à la main coupée égrainent leurs souvenirs, la Russie, New York, l’Afrique, le Brésil (vérité ou affabulation, peu importe), la guerre pour Cendrars, une vie toute dédiée à la musique pour Satie qui n’a connu que la misère (« sa petite fille aux grands yeux verts »). Entre le bourlingueur et le sédentaire (« Satie, lui, n’avait fait qu’une escapade à Monaco ») se tisse au fil de la nuit une amitié. L’amour de l’art, une vie de bohême indigente et cette nuit d’aventures finissent par réunir ces deux êtres si différents.
Tous les amoureux de cette époque d’effervescence artistique et intellectuelle adoreront ce livre. Outre Suzanne Valadon et Cocteau, Modigliani, Ravel, Stravinsky, Utrillo, Sonia et Robert Delaunay, Picasso, Abel Gance, Apollinaire, Chaplin, Max Jacob, Bizet, Reverdy, René Clair et d’autres encore sont évoqués au travers de souvenirs et d’anecdotes, toutes véridiques (Satie a effectivement eu une aventure avec Suzanne Valadon). Seule est inventée cette épopée rocambolesque, le temps d’une nuit enchantée, dans le Paris des années folles. Entre poésie, humour et émotion, j’ai pris beaucoup de plaisir à pêcher les étoiles aux côtés de Cendrars et Satie.
Une balade avec Satie et Cendrars ? Je dis oui !