19 femmes de Samar Yazbek

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Samar Yazbek, journaliste et romancière, donne la parole à 19 femmes syriennes qui nous racontent la manière dont elles ont vécu la révolution de 2011 et la guerre qui a suivi. L’auteure a interrogé 55 Syriennes, celles qu’elle a choisi de garder offrent un panorama varié du pays  (régions, âges, confessions différentes). Elles sont néanmoins toutes issues d’un milieu éduqué et privilégié. Leurs témoignages soulignent la complexité de la situation en Syrie et ils sont la chronique de la mort annoncée de la révolution pacifiste.

Toutes ont montré un très fort engagement et beaucoup de courage durant cette période. Dès le début du mouvement, ces 19 femmes se sont impliquées et cela a continué durant les combats, les bombardements. Certaines se sont formées comme infirmière pour aider les blessés, d’autres ont créé des écoles, des associations à but humanitaire, d’autres ont filmé et travaillé pour des médias étrangers. Ces femmes vont payer chèrement leur engagement puisque plusieurs d’entre elles furent arrêtées, emprisonnées dans des conditions terribles (brutalités, viols, tortures, conditions d’hygiène déplorables,etc..). La plupart des femmes feront le choix de quitter la Syrie, de vivre en exil pour ne pas se faire arrêter à nouveau.

Ce que montrent bien ces témoignages, c’est un situation extrêmement complexe de la Syrie et de ce conflit. La révolution était un mouvement pacifiste qui va rapidement se transformer en lutte armée. La montée en puissance des hommes armés (grâce à l’argent de l’Arabie Saoudite et du Qatar) s’accompagne d’une radicalisation religieuse. Il existe des luttes intestines entre les différents groupes de rebelles, entre les différents groupes islamistes (comme Jabhat al-nusra ou Daech) qui détruisent le projet de départ d’une Syrie démocratique. Il faut rajouter à ça une corruption endémique et une volonté de toute part de monter les religions les unes contre les autres. Durant le conflit, les femmes interrogées restent du côté de la paix mais elles font face à la montée des groupes islamistes. Leur situation s’aggrave et elles vivent un retour en arrière de leurs droits. Elles font également le triste constat du départ des classes moyennes dans de nombreuses régions, les classes les plus pauvres (et les moins éduquées) se trouvent livrées aux mains des islamistes.

Ces témoignages poignants et lucides nous permettent de mieux comprendre la situation de la Syrie et les raisons qui ont fait échouer la révolution pacifiste de 2011. Mon seul bémol concerne la répétition de témoignages très proches qui uniformisent l’ensemble et noient les personnalités des femmes qui nous les racontent.

 

Truman Capote de Liliane Kerjean

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Mon intérêt pour Truman Capote est ancien, il remonte à la première fois où j’ai vu « Breakfast at Tiffany’s » qui est devenu un film culte pour moi. J’ai découvert petit à petit l’écrivain, un personnage aussi attachant qu’agaçant. Et un jour, le choc, j’ai lu « In cold blood » que je considère comme un chef-d’œuvre. Venant alimenter ma lecture, l’adaptation du roman par Richard Brooks puis deux films : « Scandaleusement célèbre » en 2006 et « Capote » en 2005 qui tous deux évoquent l’écriture de « In cold blood » et ont renforcé ma fascination pour le roman et son écriture. L’impact de ce roman pour Capote et son implication dans ce fait divers sont véritablement passionnants.

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Je ne pouvais donc pas passer à côté de la biographie de Liliane Kerjan sortie récemment chez Folio biographies. L’auteur choisit d’évoquer l’auteur américain par thématiques en faisant des aller-retours dans la vie de Truman Capote. C’est une biographie très classique, très factuelle qui du coup laisse le lecteur un peu à distance de l’écrivain. Néanmoins l’essentiel du personnage est bel et bien là et il peut se résumer en deux mots : charme et écriture et en deux lieux : la Nouvelle Orléans et New York. Truman est né à la Nouvelle Orléans, il passe son enfance dans le Sud entre des parents instables et distants et ses tantes célibataires de Monroeville en Alabama (c’est là qu’il fait connaissance avec Harper Lee, auteur d’un autre grand chef-d’œuvre de la littérature américaine : « To kill a mockingbird » où elle évoque leur enfance). Totalement délaissé par ses parents, Truman aura toute sa vie la peur de l’abandon et déploiera des trésors de charme et de séduction pour attirer l’attention et l’affection des autres. Quand sa mère épouse en seconde noce Joe Capote (il adoptera Truman), la famille déménage à New York dont Capote tombera amoureux.

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L’écriture fut très tôt présente dans sa vie. Il lit beaucoup, met en place un atelier d’écriture avec Harper Lee. Sous ses dehors de dandy, Truman Capote est un travailleur acharné, reprenant sans relâche ses textes, y scrutant la moindre virgule. Son premier roman édité, « Les domaines hantés », en 1948 est un énorme succès et fait de Truman le jeune prodige des lettres américaines. C’est grâce à son charme et à son talent qu’il accède au gratin de la haute société new-yorkaise. Son carnet d’adresses est celui du gotha mondain et littéraire de l’époque. L’apogée de sa vie mondaine aura lieu en 1966 lorsqu’il organise son célèbre bal en noir et blanc à l’hôtel Plaza, tout le monde veut en être.

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1966 est également l’année de la sortie de son plus grand livre et de son plus grand succès : « In cold blood ». Un roman inspiré d’un fait divers de 1959 : une famille de fermiers du Midwest a été assassinée par deux vagabonds. Pendant cinq ans, l’écrivain va enquêter, interroger les différents acteurs du drame. Il va surtout s’attacher à Perry Smith, l’un des meurtriers, en qui il reconnait sa solitude et son enfance gâchée. Toute la tragédie qui minera Truman Capote est là : pour pouvoir terminer son roman, il faut que Perry Smith et son acolyte soient exécutés.

Après cela, la vie de Truman Capote n’est que déclin : alcoolisme, drogue et suicide social avec « Prières exaucées » où il brocarde tous ses brillants et riches amis qui bien entendu l’abandonnent instantanément.

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Brillant, sensible, mondain, exigeant, Truman Capote est une personnalité de la littérature américaine qui ne peut laisser indifférent et dont la vie est intimement liée à son œuvre. La biographie de Liliane Kerjean donne une idée juste de ce que fut cette vie passée à vouloir entrer et rester dans la lumière.

Merci aux éditions Folio pour cette lecture.

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Félix Vallotton de Isabelle Cahn

A l’occasion de la rétrospective consacrée à Félix Vallotton (1865-1925) au Grand Palais, les éditions Gallimard sortent un hors-série dans leur collection Découvertes. Cette excellente collection nous avait habitués à des livres de petit format richement illustrés aux textes clairs et pédagogiques. Le hors-série reprend le même format en se concentrant principalement sur les reproductions des œuvres du peintre. Celles-ci sont présentées en différents formats avec des pages qui s’ouvrent sur les côtés ou vers le haut. Une manière originale et ludique de nous donner à voir le travail de l’artiste franco-suisse. Les textes qui accompagnent les illustrations sont rédigés par Isabelle Cahn, commissaire de l’exposition et conservatrice au musée d’Orsay. Les différents chapitres reprennent les grandes thématiques de la peinture de Vallotton : scènes de rue, perspectives aplaties, tête-à-tête, nus, etc… Pour accompagner les textes d’Isabelle Cahn, on trouve des réactions de contemporains comme Octave Mirbeau, des extraits de journaux comme Les Arts, de l’autobiographie de l’artiste ou de romans et poèmes illustrant parfaitement la peinture (ex : un extrait de « Le côté de Guermantes » de Marcel Proust pour « La loge de théâtre, le monsieur et la dame » de 1909).

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Un petit livre d’art de qualité, richement illustré qui permet une introduction à l’œuvre étonnante et peu connue de Félix Vallotton. Un petit bémol néanmoins est à mentionner, le prix est de 8.90€ ce qui me semble un peu excessif pour un ouvrage qui reste somme toute modeste.

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Un grand merci à Babelio.

tous les livres sur Babelio.com

La marche du cavalier de Geneviève Brisac

Face aux bruits et à l’urgence du monde contemporain, Geneviève Brisac a décidé de se plonger dans ses livres préférés. Elle y cherche rêverie et réflexion. Cette dernière se tourne vers un sujet qui lui est cher : les femmes écrivains. Peut-on parler de littérature féminine ?

La question se pose en effet lorsque l’on voit le mépris de grands théoriciens de la littérature envers les femmes. Geneviève Brisac choisit comme exemple le misogyne Nabokov. Ce dernier rechignait à lire Jane Austen. Une fois la chose accomplie, il reconnaît le talent de la demoiselle mais en le minimisant : « De ce panier à ouvrages, écrit-il, sort un exquis travail au petit point, il y a chez cet enfant quelque chose de merveilleusement génial.  » Le vocabulaire employé par Nabokov parle de lui-même. Pour essayer de répondre à la question de départ, Geneviève Brisac fait appel aux grandes dames de la littérature: Jane Austen, Virginia Woolf, Jean Rhys, Alice Munro, Karen Blixen, Sylvia Townsend Warner, Flannery O’Connor, Marine Tsvetaïeva, Ludmila Oulitskaia ou d’autres moins connues comme Grace Paley ou Rosetta Loy.

Pour Geneviève Brisac, la particularité de la littérature féminine ne tient pas dans le style. La syntaxe et les figures de style ne sont ni l’apanage des hommes ni celui des femmes. En revanche, les thèmes traités sont sans doute différents. Les femmes écrivains n’hésitent pas à parler de ce qui fait leur quotidien. Grace Paley, par exemple, écrit tout simplement sur ce qu’elle voit autour d’elle : les enfants au square, une promenade dans la rue, ce qu’elle aperçoit de sa fenêtre. Rien que de très ordinaire mais elle cherche à percer le mystère, la vérité de la vie à travers ces scènes. La vie est toujours plus complexe et agitée qu’il n’y paraît. Les femmes observent tout cela en faisant un pas de côté, c’est la fameuse marche du cavalier. C’est un terme employé par Nabokov pour décrire l’un des procédés stylistiques de Jane Austen. Il s’agit d’un décalage, d’un recul par rapport à l’action, à ce qui est décrit afin de percevoir la réalité différemment. La littérature féminine explore cela : chercher ce qui constitue l’âme, la conscience, les sentiments. Geneviève Brisac donne une très belle définition de ce que représente écrire pour elle et certainement est-ce le point commun des écrivains dont elle parle : « Écrire : nommer ce que nous vivons d’innommé et d’innommable, de confus. Écrire : interroger cet état somnambule qu’est presque toute vie. Nous ne savons ce que nous faisons, et sommes bouts de bois ramés flotillant sur la mer. L’enfant en nous le sait. » Cette définition colle parfaitement au travail de Virginia Woolf qui cherchait à capter les milliers de sentiments qui nous traversent.

A travers ce court mais passionnant essai, Geneviève Brisac rend hommage à la littérature au féminin, à ces voix libres et sincères qui tentèrent de décrire la matière de la vie. Un essai brillant qui donne envie de découvrir tous les romans cités !

Les éditions Points vous proposent de gagner 5 exemplaires de « La marche du cavalier ». Voici la question à laquelle vous devez répondre :

Dans quel roman Virginia Woolf parle-t-elle du mouvement des suffragettes ?

Vous avez jusqu’au 1er mai pour m’envoyer vos réponses à l’adresse suivante : plaisirsacultiver@yahoo.fr

J’attends vos réponses !

Merci à Julie et aux éditions Points.

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Charles Dickens de Jean-Pierre Ohl

« Jamais personne n’avait porté aussi haut l’étendard de la fiction, au point de concurrencer la vie même, d’interagir avec elle et de réconcilier dans un même amour de la littérature tous les publics, du plus fruste au plus cultivé. » L’écrivain qui sut si bien passionner des millions de lecteurs c’est Charles Dickens à qui Jean-Pierre Ohl rend hommage dans cette biographie. L’admiration de Jean-Pierre Ohl pour Dickens transparaît dans chaque page mais sans complaisance. Les parts d’ombre du plus grand romancier victorien ne sont pas oubliées.

Il faut dire que la vie de Charles Dickens fut des plus mouvementée, elle pourrait être qualifiée de dickensienne ! L’enfance est le moment fondateur , le moment où se forge le caractère de Dickens. Jusqu’à l’année 1824, la vie est plutôt harmonieuse dans la famille de John Dickens. Mais ce dernier est impécunieux et cumule les dettes. Sa situation empire tellement qu’il demande à son fils Charles de travailler. A l’âge de 12 ans, celui-ci est embauché chez Warren’s Blacking, une fabrique de cirage, pendant que son père est incarcéré à la prison de la Marshalsea. Cet épisode est un véritable traumatisme pour le jeune Charles, non seulement il doit travailler mais en plus il ne peut continuer à aller à l’école. Devenu adulte, Charles Dickens voudra prendre une revanche sur son enfance et travaillera de manière acharnée pour s’élever socialement et sortir de la misère.

Il réussit malgré tout à devenir clerc puis journaliste. Il écrit des chroniques publiées en volume en 1835, ce sont « Les esquisses de Boz ». Mais le succès arrive en 1836 avec la publication en feuilleton « Des papiers posthumes du Pickwick Club ». C’est un triomphe absolu et chaque publication est attendue par des millions de spectateurs. La même année Charles Dickens épouse Catherine Hogarth qui lui donnera dix enfants. Le succès e Charles Dickens ne sera jamais démenti. Il y aura des hauts et des bas, des scandales (notamment lorsqu’il se sépare brutalement de sa femme) mais le lecteur sera toujours au rendez-vous. L’inimitable Boz laisse des chefs-d’œuvre absolus à la littérature anglaise : « Oliver Twist », « David Copperfield », « Le conte de Noël », « De grandes espérances », « L’ami commun ».

Charles Dickens avait une personnalité complexe et terriblement angoissée. La mort rôde toujours et la morbide assombrit ses romans. A cet égard la mort de sa jeune belle-sœur Mary Hogarth en 1837 est évènement majeur. Dickens ne s’en remettra jamais. Ses terreurs étaient masquées, apaisées par une énergie folle. Dickens était toujours en mouvement : écrire beaucoup, marcher, voyager, défendre les plus démunis, jouer ses propres pièces, faire des lectures publiques. Charles Dickens s’est consumé au fil des ans, s’est ruiné la santé à force de débauches d’énergie.

Charles Dickens était également un homme tyrannique. Ne laissant personne décider pour lui, il prenait le pouvoir de force comme avec ses différents éditeurs. Personne ne pouvait se mettre sur sa route quand il avait décidé quelque chose. Son besoin de contrôle rejoint son côté maniaco-dépressif.

La biographie de Jean-Pierre Ohl est vraiment passionnante, nous permettant de mieux cerner ce personnage flamboyant qu’était Charles Dickens. Ohl entremêle judicieusement la vie et les œuvres de Boz, les deux étant totalement indissociables. Malgré les défauts de Charles Dickens, mon admiration est ressortie grandie de cette lecture. Dickens a consacré sa vie à la littérature avec grandeur, panache, talent et une passion brûlante. Oliver Twist, la petite Nell, Scrooge, Paul Dombey, Pip, Mr Pickwick, David Copperfield, Edwin Drood peuplent et peupleront pour toujours nos imaginaires.

Et aujourd’hui 7 février 2012 est le bicentenaire de la naissance de Charles Dickens alors happy birthday Charlie !

L'art du roman de Virginia Woolf

 

Dans « L’art du roman », Virginia Woolf nous parle de son amour inconditionnel de la lecture et nous explique l’évolution d’un jeune genre de la littérature : le roman. Ce livre est constitué de différents articles ou conférences réalisés autour de ce thème durant toute la vie de l’auteur. L’association des articles s’est fait après le décès de l’auteur mais je trouve l’ensemble plutôt homogène.

Le roman est un genre assez récent dans la littérature anglaise mais Virginia Woolf note son extraordinaire essor durant le XIXème siècle. De très nombreux courants se développent à cette époque qui sont détaillés par Virginia Woolf dans le chapitre intitulé « Les étapes du roman ». Les plus grands auteurs anglais s’y retrouvent dans différentes catégories comme les réalistes avec Defoe, Trollope,  les colporteurs de personnages comme Dickens ou Jane Austen, les satiriques comme Sterne ou Peacock, etc… Ce chapitre permet à Virginia Woolf d’insister sur l’incroyable inventivité des romanciers et leurs possibilités infinies de création. Mais pourquoi cette forme littéraire s’est-elle ainsi développée ? Virginia Woolf l’explique par la volonté des écrivains de créer des personnages et de les approfondir : « Autrement dit je crois que tous les romans ont affaire au personnage et que c’est pour exprimer le personnage – pas pour prêcher des doctrines, chanter des chansons ou célébrer les gloires de l’Empire britannique – que la forme du roman, si lourde, si verbeuse, si peu dramatique, si riche, si élastique, si vivante, s’est développée. » Le personnage comme centre de la création artistique a apporté un changement d’importance : l’arrivée des femmes en littérature. Elles sont de grandes observatrices de la vie quotidienne et des personnes qui les entourent. Cette prédisposition et la possibilité de disposer d’espaces intimes leur permettent d’investir le champ du roman. Mais, comme pour les hommes, leur matériau principal reste l’humain, son comportement et ses émotions. Virginia Woolf fait le même constat en Russie où le roman a également pris son essor au XIXème siècle. L’âme humaine est le sujet principal des oeuvres de Dostoïevski ou Tolstoï.

Après l’écrivain, Virginia Woolf consacre de longs passage au deuxième acteur du roman : le lecteur. Le rôle du lecteur est essentiel car il peut influencer le goût de l’époque. Le lecteur doit avant tout suivre son instinct et s’éduquer grâce à ses multiples lectures. Virginia Woolf souligne d’ailleurs la difficulté d’être lecteur : « Ainsi, aller d’un grand écrivain à un autre, de Jane Austen à Hardy, de Peacock à Trollope, de Scott à Meredith, c’est être arraché et déraciné, projeté ici puis là. Lire un roman est un art difficile et complexe. Il vous faut être capable non seulement d’une grande finesse de perception mais encore d’une grande hardiesse d’imagination si vous voulez mettre à profit tout ce que le romancier – le grand artiste – vous apporte. » Le lecteur, à force de lectures, devient plus critique et recherche la qualité ce qui, normalement, doit élever le niveau des livres écrits.

L’époque contemporaine, à partir de 1910, permet d’ailleurs une démocratisation de la lecture avec l’ouverture d’écoles et de bibliothèques publiques. On assiste également à une démocratisation du métier d’écrivain. AU XIXème siècle et au début du XXème, l’écrivain est issu, à l’exception de Charles Dickens et D.H. Lawrence, des classes sociales les plus élevées. Cette ouverture, espère Virginia Woolf, permettra une diversité créatrice accrue. Cette nouvelle génération d’écrivains doit trouver sa place et chercher de nouveaux moyens d’expression. La période est instable politiquement, les guerres mondiales ont profondément modifié les comportements et bouleversé l’ordre social. Aussi la période semble peu propice à la naissance de chefs-d’oeuvre. Malgré cela, Virginia Woolf attend et croit beaucoup en l’avenir du roman qui ne peut que s’enrichir de tous ces changements.

Ce recueil d’articles de Virginia Woolf est passionnant et passionné. Elle nous transmet son plaisir de lectrice et ses goûts. Ses fines et pertinentes analyses éclairent à la fois l’histoire du roman mais également ses choix d’écrivain. Lire « L’art du roman » incite à lire de plus en plus et comme  le dit fort bien Virginia Woolf : « (…) on ne saurait jamais trop lire. »

Merci à Jérôme et aux éditions Points.

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L'affaire du chien des Baskerville de Pierre Bayard

Je ne suis pas très féru d’essais sur la littérature, je préfère lire les œuvres et m’en faire ma propre interprétation plutôt que de me référer à des théories. Pourtant j’ai ouvert un jour un livre de Pierre Bayard, attiré par son titre provocateur : « Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? ». Intrigué et charmé, j’ai lu récemment son dernier essai, titillé cette fois-ci par son titre paradoxal : « Le plagiat par anticipation ». Décidé dorénavant à engloutir l’œuvre de ce professeur de littérature à l’université et psychanalyste, j’ai décidé de m’attaquer à cette « Affaire du chien des Baskerville », non sans avoir préalablement relu l’une plus célèbres aventures de Sherlock Holmes, dont il ne me restait pratiquement aucun souvenir.

Alors que dans les ouvrages que j’ai cités il se référait à de nombreuses œuvres pour exposer ses théories, dans celui-ci Bayard s’attache principalement au fameux « Chien des Baskerville » de Conan Doyle, dont il se propose de faire la « critique policière » : « De nombreux meurtres racontés par la littérature n’ont pas été commis par ceux que l’on a accusés. En littérature comme dans la vie,  les véritables criminels échappent souvent aux enquêteurs et laissent accuser et condamner des personnages de second ordre. Eprise de justice, la critique policière se donne donc comme projet de rétablir la vérité et, à défaut d’arrêter les coupables, de laver la mémoire des innocents. » Ainsi, Sherlock Holmes se serait trompé ? Ce ne serait pas la première fois, comme nous le rappelle Pierre Bayard qui reprend l’enquête, décortique la méthode Holmes, relève les incohérences, repère les maladresses, réinterprète les indices, comble les lacunes pour, au final, disculper le coupable désigné et révéler le véritable meurtrier. Le plus beau est que sa démonstration est absolument convaincante.

La démarche peut sembler sacrilège (comment Sherlock Holmes a-t-il pu commettre tant d’erreurs ?), voire surréaliste (comment Conan Doyle lui-même a-t-il pu se tromper ?), mais comme dans les deux ouvrages susnommés, la provocation ou le paradoxe sont pour Bayard le point de départ de réflexions originales sur la littérature, en particulier sur les relations qu’entretiennent les lecteurs avec les œuvres, les lecteurs avec les personnages, et le créateur avec sa création. Bayard nous rappelle qu’une œuvre littéraire n’est pas un objet fermé, complet, que chaque lecteur y apporte sa propre vision, remodelant le récit avec sa propre imagination. J’ai particulièrement aimé l’idée de l’autonomie du personnage de fiction, de sa vie propre, en-dehors de l’œuvre qu’il « habite » (les fans de Jasper Fforde saisiront), pour le lecteur aussi bien que l’auteur. Ainsi de Sherlock Holmes (les preuves de son existence autonome existent : le tollé que provoqua sa disparition et surtout sa maison, à Londres, que chacun peut visiter) et Conan Doyle qui entretinrent des rapports conflictuels, peut-être pas étrangers d’ailleurs à la légèreté du grand détective dans cette affaire du chien des Baskerville.

Bien d’autres idées émaillent l’essai de Pierre Bayard, toutes plus stimulantes les unes que les autres. Sa manière légère et iconoclaste d’aborder les concepts littéraires est réellement plaisante, sans pédanterie. Deux autres œuvres ont été passées à la moulinette de la « critique policière » de Pierre Bayard : « Le meurtre de Roger Ackroyd » et « Hamlet » (!). En attendant, partez à la (re)découverte du « Chien des Baskerville » (un conseil : (re)lisez le livre de Conan Doyle avant). Ludique et passionnant.

Jack London de Jennifer Lesieur

La vie de Jack London fut un roman. C’est dans sa vie qu’il a puisé la matière de son œuvre considérable. Sa propre expérience bien sûr, mais aussi ce qu’il a vu, les histoires qu’on lui a racontées. Peu de choses le destinaient à devenir écrivain. Il naît John Griffith Chaney à San Francisco en 1876, et est abandonné avant même sa naissance par son père, un astrologue réputé. Sa mère se remarie avec John London, qui donne son nom à l’enfant de sa femme. Jack n’apprendra qu’à l’âge de 21 ans que cet homme n’est pas son père, mais il conservera toujours une grande affection pour lui. Les London s’établissent comme fermiers en Californie puis, les affaires n’étant pas florissantes, emménagent dans un quartier pauvre d’Oakland. C’est là qu’il devient un petit dur de la rue, qu’il expérimente les bars et l’alcool, mais aussi qu’il se découvre un formidable appétit de lectures, dévorant tout ce qui passe entre ses mains. 

Mais pour aider à la subsistance de la famille, Jack doit travailler dès l’enfance, tout en suivant l’école. Adolescent, il sera ouvrier en usine, pilleur d’huîtres, s’enrôlera dans la patrouille de pêche (qui pourchasse les pilleurs d’huîtres !), chassera le phoque au large du Japon, sera trimardeur sur les routes des Etats-Unis, connaîtra la prison, puis de retour au bercail, reprendra ses études. Marqué par la misère et l’exploitation du prolétariat américain, il se sensibilise alors aux thèses socialistes. Mais Jack ne se sentira jamais véritablement à son aise dans ce milieu étudiant, parmi des jeunes issus de classes aisées. C’est également l’époque de ses premières nouvelles, qu’il tente de vendre aux journaux. Le succès se fera longtemps attendre, et ne prendra véritablement son essor qu’après une année passée dans le grand nord canadien, comme chercheur d’or, d’où il ramènera quantités d’histoires « du froid ». C’est décidé, il sera écrivain. 

Je ne peux ici retracer toute la vie du grand écrivain, la biographie de Jennifer Lesieur le fait excellemment. Tout en narrant les péripéties de la vie de London, elle replace chaque nouvelle et roman dans le contexte où ils ont été écrits, faisant pour chacun un résumé, ce qui permet d’apprécier les rapports, particulièrement évidents chez cet auteur, entre vie et écriture. Sa personnalité est aussi particulièrement bien dessinée. Volontaire, avide de connaissances, boulimique de travail, London n’échappe pas aux contradictions : croyant en la réussite individuelle et militant socialiste, débordant de vie et en proie à l’abattement, voire à la dépression, dénonçant dans ses écrits le sort misérable fait aux peuples colonisés et croyant en la supériorité de la « race » anglo-saxonne… Son tempérament excessif le conduira à une mort précoce, à l’âge de 40 ans, terrassé par la maladie et l’alcool. Mais une œuvre immense nous reste. 

Passionnante, d’une lecture agréable et très bien documentée, cette biographie, à ce jour la seule, étonnamment,  parue en français, ravira tous les aficionados de Jack London. Et pour ceux qui ne connaîtraient pas son œuvre extraordinairement diverse, qui aborda tous les genres, elle leur donnera à coup sûr envie de s’y plonger sérieusement.

Les rois du crime d'Alexandre Bonny

Leurs méfaits font les gros titres des journaux, ils font peur ou fascinent, ils sont braqueurs, cambrioleurs, proxénètes, trafiquants de drogue, trempent dans des magouilles financières, immobilières ou autres affaires louches. Ce sont les vedettes du grand banditisme à la française qui ont marqué leur époque, et qui pour certains sont passés à la postérité.

Le journaliste Alexandre Bonny propose dans « Les rois du crime » quinze courts portraits de ces gangsters du XXème siècle, des années folles à nos jours. Leurs profils psychologiques sont très divers : il y a des doux et des brutaux, des impulsifs et des réfléchis, des risque-tout et des prudents, des fanfarons et des discrets, des solitaires et des grégaires, des cupides et des généreux, des besogneux et des paresseux, bref on trouve tous les caractères dans le monde de la pègre. Cependant ils ont en commun de rejeter les codes de la société des honnêtes gens, de refuser la perspective indigne à leurs yeux du métro-boulot-dodo, et sont tous animés d’une volonté de puissance qui les place d’emblée dans les marges de la société et les condamne souvent à une attitude jusqu’au-boutiste.

Autre chose les rassemble : pour la plupart, ils sont issus de milieux populaires, pauvres, voire misérables. Ils débutent souvent très jeunes dans la carrière et leur passage en maison de redressement, prison, camp ou autre bataillon disciplinaire est l’expérience qui les lance définitivement, par la fréquentation de malfrats plus chevronnés, sur la voie de la délinquance. Ajoutez à cela la possibilité de vivre sans entraves, de mener une existence aventureuse et shootée à l’adrénaline – l’excitation du danger et de l’action est souvent plus motivante que le seul appât du gain -, et tous les éléments sont en place pour faire d’un type ordinaire un « roi du crime ».

On en apprend aussi sur les liens qui unissent le Milieu au monde du show-biz, et surtout à celui de la politique. Ainsi les collabos pendant l’occupation se servirent-ils de truands pour lutter contre les résistants, qui à leur tour les utilisèrent pendant l’épuration, en échange d’une totale impunité pour leurs actions criminelles « ordinaires ». Et que dire des accointances entre le Milieu marseillais et les politiciens de la ville, ou des petits arrangements entre gangsters et services secrets ou autres officines clandestines comme l’OAS et le SAC ? Après tout, barbouzes et grands délinquants évoluant tous dans les zones d’ombre de la société, il était presque fatal qu’ils se rencontrent et, à l’occasion, s’entendent. Les plus grands criminels ne sont peut-être pas ceux que l’on croit.

Les quinze portraits sont plus ou moins acrocheurs, certains marquent plus que d’autres, et ceux-là auraient mérité d’être développés (Pierrot le Fou, Albert Spaggiari, Mesrine, Francis le Belge, le Gang des Postiches, Antonio Ferrara), car on a parfois l’impression d’un survol trop rapide. En tout cas, leur lecture est très agréable, et l’écriture alerte se rapproche plus du polar que de la biographie, ce qui cadre parfaitement au sujet. Je le recommande donc à tous ceux qui veulent s’offrir une intéressante plongée dans le monde interlope du grand banditisme français.

Ouvrage lu dans le cadre de « Masse critique » de Babelio.com.

Eloge de la démotivation de Guillaume Paoli

Pour faire avancer un âne, deux méthodes : le bâton, c’est-à-dire la sanction ou la menace de sanction, et la carotte, autrement dit la récompense. Tout repose sur le bon dosage de ces deux ingrédients. C’est sur cette métaphore que s’ouvre l’excellent essai de Guillaume Paoli, philosophe et membre du mouvement « Chômeurs heureux ». Les ânes, ce sont nous les salariés que la crainte de la pauvreté et du déclassement, et l’espoir d’une gratification financière et sociale, enchaînent au travail. « Soumis à une âpre concurrence, les propriétaires des ânes ne sont plus décidés à gaspiller de coûteuses carottes à l’exercice. Afin de baisser les coûts du travail, ils substituent à celles-ci des images coloriées, ou ils engagent des communicateurs chargés de persuader leurs employés que la perche à laquelle rien n’est accroché est en elle-même un mets succulent. Ou bien que le bâton se transformera en carotte le jour où il aura été suffisamment asséné sur leurs dos. On admire leurs efforts ».

« La motivation est une question centrale de l’époque et elle est appelée à le devenir toujours plus. » Du taylorisme, où le travail répétitif était contrôlé par des petits chefs, nous sommes passés à un système où la contrainte a été intériorisée, où toutes nos « ressources » doivent être mobilisées pour répondre aux exigences du marché, en tant que travailleurs et en tant que consommateurs. Pour les managers, rien ne vaut l’implication des employés. Celle-ci peut aller pour certains jusqu’à la dépendance au travail, plus forte à mesure que les tâches sont plus créatrices, innovantes et à responsabilités, et source de grandes souffrances (en témoignent de nombreux suicides ou dépressions). Le système capitaliste se nourrit de cette addiction qui se vit également sous la forme du manque, dans le cas des chômeurs et des stagiaires par exemple. Le travail moderne tue la joie de vivre. 

Guillaume Paoli fait dans cet essai limpide et passionnant quelques observations que le discours dominant tend à éclipser. Ainsi rappelle-t-il par exemple que le « marché » est avant tout une idéologie, un modèle d’interprétation, et non cette réalité transcendante, « naturelle », contre laquelle – veut-on nous faire croire – il serait vain de lutter. Son expansion suppose l’affaiblissement de l’état politique. C’est ce à quoi s’emploie une élite mondialisée qui fait sauter les dernières barrières nationales qui protégent du marché, imposant plus que jamais sa logique à tous les aspects de notre vie, dans le travail ou en-dehors, et façonnant les rapports sociaux.

C’est volontairement que l’auteur se borne à une critique négative du système, ne proposant rien en échange : « On en a assez vu, de ces utopies qui ne dénigraient la carotte en vigueur que pour y substituer une carotte plus tyrannique encore. » Il remarque que la critique de la société de consommation a souvent tendance à fourbir les armes de ce qu’elle prétend combattre. D’autre part, il n’existe plus d’un côté le travailleur aliéné, de l’autre le capitaliste exploiteur, mille liens les rattachent désormais l’un à l’autre, chacun est à la fois bourreau et victime. S’appuyant sur le « Discours de la servitude volontaire » de La Boétie, il constate que le système capitaliste ne perpétue sa domination que parce que nous le laissons faire. Certes, nous n’avons pas le choix de vivre en-dehors, et la lutte est par trop inégale. Alors le meilleur moyen de le combattre est-il peut-être de ralentir, voire de ne rien faire, d’opposer au mouvement perpétuel requis par le capitalisme, à l’immolation de nos énergies vitales imposées par les marchés, une inertie salutaire, une grève du zèle, de « constituer pour ainsi dire des unités de partisans du moindre effort ». « L’abstention, la suspension d’activité, le non-engagement sont aussi des moyens d’agir ». En somme, pratiquons la démotivation. Chiche ?