Cette pièce…Tant de souvenirs y sont enfermés. Cela fait presque vingt ans que je n’avais pas pénétré dans le grand salon. Après la vente du domaine, je n’avais pas eu l’occasion d’y revenir. C’est dans le journal régional que j’ai vu l’annonce du propriétaire concernant la journée portes ouvertes. Il avait besoin de fonds pour rénover la toiture des dépendances.
J’ai longuement hésité à venir. Mais mes amis m’ont encouragée à y aller pour surmonter ma douleur et mes souvenirs. Vingt ans ont passé et pourtant j’ai l’impression d’avoir été hier dans l’encadrement de cette porte.
C’était un soir de début décembre. J’avais douze ans. Avant d’aller me coucher, j’avais eu le droit de repasser au salon pour dire au revoir à mes parents et à mes grands-parents. Nous vivions tous ensemble dans cette grande demeure familiale. Mon père y avait grandi et il n’imaginait pas élever ses enfants ailleurs. D’enfants, il n’y eu que moi, Lucie, leur lumière après plusieurs fausses couches. Je vivais donc au milieu de ces quatre adultes qui me choyaient et que j’observais avec admiration. Ils étaient pour moi l’incarnation de l’élégance aussi bien physique que moral.
Et ce soir-là, dans l’encadrement de la porte, c’est bien ça que je regardais. Mes parents et mes grands-parents étaient invités à dîner chez des amis. Je les revois tous les quatre au salon avant leur départ. Mon père et mon grand-père portaient des costumes noirs et fumaient une dernière cigarette. Ma mère était grande, élancée, j’admirais l’insolente finesse de sa taille soulignée par sa robe cintrée vert émeraude. Elle tenait sa prestance de sa mère toujours parée d’une coquetterie discrète et subtile.
Le moment était venu pour eux de partir et pour moi de monter me coucher. Ma mère se pencha vers moi pour m’embrasser et me souhaiter bonne nuit. Elle laissa sur ma joue le sillage de son parfum. Mon père m’embrassa sur le haut de la tête. Je les regardais s’éloigner vers l’entrée avant que ma nounou m’accompagne jusqu’à ma chambre.
Ils ne refranchirent jamais la porte d’entrée. Une plaque de verglas, un chauffeur de camion ivre et ma vie bascula pour toujours. Tous les quatre restèrent emprisonnés dans ma mémoire à l’instant de leur départ, figés à jamais dans leurs tenues de soirée dans le grand salon.
Lorsque j’allumerai la lumière dans cette pièce, mes fantômes se désintègreront. Le grand salon ne sera plus celui qui est gravé dans ma mémoire, le présent pourra m’envahir. Dans un instant, je vais allumer la lumière, dans un instant.
Encore un personnage en quête de lumière… Franchir ce seuil pour s’affranchir du passé, j’aime cette approche optimiste !
Cette photo m’a tout de suite évoqué un seuil à franchir dans le réel, pour passer à autre chose. Et effectivement, pour une fois, la fin est optimiste !
Émouvant, ce texte !
Je suis ravie de t’avoir touchée !
J’espère que la lumière perdurera longtemps. Quel terrible soirée!
J’espère aussi que la douleur du passé va s’estomper dans la lumière.
Un très beau texte et encore la mort qui nous poursuit de blogs en blogs et de textes en textes…..Elle a tout perdu beaucoup trop tôt ta jeune héroïne, mais elle garde au fond du cœur un si bel instantané de ces séduisants adultes heureux, et ce baiser parfumé….Il y a des êtres qu’on perd alors qu’on vient de se disputer….Alors entre le pire et le moins pire, entrons dans la lumière avec elle…..
Merci pour ton beau message Bénédicte, je suis d’accord avec toi mieux vaut conserver un souvenir lumineux de ceux que l’on a perdus.
Snif…
Tu veux un mouchoir ?
C’est un beau texte où cette mort collective laisse une image figée comme un tableau ancien.
Merci beaucoup Claude, elle garde effectivement une image figée, un instantané de ses proches, un souvenir indélébile de cette dernière soirée.
Gosh ! Il est très fort ton texte ! Tu nous prépares à la tragédie, c’est super bien écrit et j’aime l’idée de la lumière comme signe de sa résilience à venir ! Bravo !
Merci beaucoup Nady pour tous tes compliments !
Texte très fort sur la fragilité des êtres et des moments de bonheur
Le bonheur est fugace et il faut essayer de s’en souvenir pour en profiter.
Ton texte me remue … les instants au cours desquels une vie bascule … l’insoutenable légèreté de l’être comme dirait Kundera … Et la répétition de « un instant », comme si ton personnage voulait garder encore ses fantômes quelques instants encore. Je la comprends …
Merci beaucoup Leil. Oui, avancer dans le lumière, c’est un peu les oublier, renoncer à eux. Elle profite encore d’eux quelques secondes avant d’avancer dans la vie.