Hiver de Fanny Ducassé

Hiver est une petite fille qui vit seule avec son père dans un château glacé recouvert de mascarpone. Sa mère mourut le jour de sa naissance et elle lui laissa un coussin brodé et un coffre fermé à clef. Elle ne pourra l’ouvrir que le jour de ses douze ans. En attendant cette date, Hiver reste dans le château silencieux où son père, profondément triste, se transforme peu à peu en ours polaire.

De Fanny Ducassé, j’avais déjà eu le plaisir de lire « Rosalie et le langage des plantes » et « Un automne avec M. Henri ». « Hiver » est un récit d’apprentissage en forme de conte où une petite fille de douze ans va enfin découvrir le monde extérieur. L’histoire est infiniment poétique et originale : le nom des personnages (la marraine d’Hiver se nomme Rubis), le château recouvert de mascarpone, etc… Les dessins se déclinent en rouge et blanc et sont absolument splendides. Les détails foisonnent, même les encadrements des textes sont fins et délicats.

Le nouvel album de Fanny Ducassé est un enchantement visuel et l’histoire d’Hiver est touchante et pleine de charme.

L’affaire de la rue Transnonain de Jérôme Chantreau

La France de 1834 est au bord de la révolte contre la Monarchie de juillet. Louis-Philippe restreint les libertés et Lyon s’embrase. Les canuts se soulèvent et la traînée de poudre monte jusqu’à Paris Au petit matin du 14 avril, au 12 de la rue Transnonain, des soldats pénètrent dans un immeuble et massacrent douze personnes. Des commerçants, des ouvriers, des artisans, des femmes et des enfants font partie des victimes. Pour expliquer ce bain de sang, le ministre de l’intérieur, Adolphe Thiers, va pointer du doigt Louis Breffort qui aurait fait partie des insurgés et aurait tué un soldat. Un policier est engagé pour éclaircir la situation mais Joseph Lutz doute rapidement de la version officielle. 

Jérôme Chantreau s’est emparé de ce fait historique, il ressuscite les protagonistes de l’affaire et il comble les vides. Le résultat est absolument passionnant. Il nous embarque dans une enquête palpitante dans les tréfonds de Paris et les lieux du pouvoir aux côté de Joseph Lutz, ancienne âme damnée de Vidocq mais policier acharné et pointilleux. En dehors de Lutz, on croise beaucoup de personnages historiques comme les sinistres Thiers et maréchal Bugeaud mais aussi l’humaniste abbé Cestac, Suzanne Voilquin et Claire Démar qui écrivaient dans un journal féministe. Autre personnage présent au 12 rue Transnonain, Annette Vacher, prostituée, qui disparait après l’affaire mais à qui Jérôme Chantreau offre un nouveau destin.

Outre la formidable galerie de personnages, l’autre point fort du livre est la reconstitution de Paris. Le baron Haussmann n’a pas encore œuvré, la ville est faite de petites ruelles, de boue, de carcasses nauséabondes. La pauvreté, le choléra sont endémiques. Et les barricades ne cessaient de se construire depuis 1789. Jérôme Chantreau fait merveille dans les descriptions de cette ville bouillonnante et odorante !

« L’affaire de la rue Transnonain » est un livre passionnant dont la lecture est extrêmement fluide et agréable. Un régal !

Baignades d’Andrée A. Michaud

« Ils avaient laissé la petite se baigner nue. Cinq ans. Ils n’y voyaient pas de mal. Le soleil tapait dur, le mercure atteignait les 28 degrés et la plupart des campeurs faisaient la sieste sous les arbres et les auvents. Puis le propriétaire de la place avait surgi, une masse de muscles aux bras tatoués, pour leur dire qu’on ne voulait pas de ça ici, pas de nudité, vous avez pas honte, vous habillez cette enfant immédiatement ou vous décampez. »  Ce simple incident va déclencher pour Max et Laurence une cascade de violence et d’horreur alors qu’ils pensaient profiter paisiblement de leurs vacances avec leur fille. Quelques années plus tard, les parents de Laurence reçoivent toute leur famille dans leur maison auprès d’un lac pour fêter la St Jean. Les évènements du passé vont refaire surface.

« Baignades » est le premier roman d’Andrée A. Michaud que je lisais et j’ai adoré cette lecture. La construction est surprenante avec deux atmosphères très différentes. La première  se déroule principalement dans la forêt et est un véritable thriller qui tient le lecteur en haleine. Les évènements s’y enchaînent de façon très cinématographique et nous plongent de plus en plus dans la violence. La deuxième partie est plus psychologique, la tension sous-jacente se ressent dans les regards, les silences et le rythme du récit se ralentit. Les deux parties du roman se complètent parfaitement et sont toutes deux terriblement anxiogènes. Andrée A. Michaud maîtrise totalement sa narration et son changement de rythme.

« Baignades » est un très grand roman noir, addictif, surprenant, particulièrement sombre. Un coup de cœur.

Du fil à retordre de Michelle Gallen

« Une fille aussi pauvre que Maeve n’était pas en mesure d’avoir des ambitions. Et c’est pour ça qu’elle les chérissait tant. » Été 1994, Maeve Murray n’a qu’une idée en tête : quitter ce bled pourri d’Irlande du Nord où elle a grandi. Elle attend fébrilement les résultats de l’examen qui lui permettra, si ses notes sont suffisantes, de rejoindre une université londonienne. Même si l’idée de vivre entourer d’anglais n’enchante pas totalement Maeve la catholique. En attendant, elle va travailler, avec ses amies Caroline et Aoife, dans l’usine de confection de chemise de la ville durant l’été. Une chance étant donné le taux de chômage, qui va lui permettre d’économiser pour son prochain déménagement. Un premier pas vers l’indépendance. 

J’avais beaucoup aimé le premier roman de Michelle Gallen « Ce que Majella n’aimait pas » et je suis sortie totalement enthousiasmée de « Du fil à retordre ».  Comme dans son premier roman, l’autrice a créé une formidable héroïne, irrésistiblement attachante. Maeve est issue d’un milieu très populaire, ses deux parents ne travaillent pas et la vie de famille est plombée par un terrible deuil. Elle a compris que seules les études pouvaient lui permettre de sauver sa peau. 

Autre point fort du roman, la capacité de Michelle Gallen a nous faire sentir le poids et la complexité de la situation politique et sociale en Irlande du Nord. Les Troubles sont toujours très présents, les accords de Paix sont en discussion. Maeve travaille dans une usine mixte, l’un des rares endroits de la ville où se côtoient quotidiennement catholiques et protestants. Au sein de l’usine, Michelle Gallen nous offre de très beaux personnages (notamment la formidable et audacieuse Fidelma) que leur religion opposent mais qui peuvent aussi former une communauté d’ouvriers subissant les mêmes conditions de travail, les mêmes difficultés à payer les loyers, la nourriture et la même peur à la vue de l’armée anglaise. Tout cela est très finement amené, construit avec toujours beaucoup d’humour, de verve, de causticité (on pourrait être dans « The van » de Roddy Doyle). 

« Du fil à retordre » est une fresque sociale, le récit d’une émancipation, teinté à la fois de désespoir et d’un humour bravache. Un régal absolu ! 

Traduction Carine Chichereau

Ida ou le délire de Hélène Bessette

Ida, une soixantaine d’années, a été renversée par un camion. Elle était bonne à tout faire chez la riche famille Besson. Après l’accident, ses employeurs s’interrogent sur sa personnalité. Que savaient-ils d’elle ? Elle aimait les fleurs qu’elle arrosait la nuit (« Je suis un oiseau de nuit » répétait-elle), elle avait des connaissances en histoire, avait un manteau de qualité et plusieurs paires de chaussures. Voilà à quoi se résument les connaissances sur Ida, bien peu de choses finalement. Mais qu’importe la vie privée des domestiques ?

Hélène Bessette (1918-2000), adoubée par Raymond Queneau, Marguerite Duras ou Nathalie Sarraute, est aujourd’hui peu connue ou lue. Elle a pourtant publié quatorze livres chez Gallimard et certains furent sur les listes du Goncourt et du Médicis. Son œuvre est radicale, avant-gardiste sur le fond et la forme. « Ida ou le délire » a été son dernier roman oublié en 1973. Sa forme est originale, la langue est hachée, les propos des employeurs sont fragmentés, saccadés. La mise en page est également très travaillée avec des sauts de page, des mots en capitales. Le fond est à l’image de la forme, aussi intense que singulier. Hélène Bessette fustige les rapports de classe, la domination des riches sur les plus petits. Ida est invisible, discrète, pas gênante, elle appartient à ses patrons. « Un peu plus que la chose. Un peu moins que la personne. Une personne qui était une chose. » Les propos des employeurs sont d’une violence inouïe, d’un mépris profond. Ils finissent par parler des Ida, la dépersonnalisant ainsi et rendant identiques toutes les bonnes ayant travaillé pour eux. La pauvre Ida sera même enterrée dans la fosse commune. Hélène Bessette rend, à la toute fin du roman, son identité à l’absente de manière éclatante.

Hélène Bessette, qui eut une fin de vie misérable marquée par l’oubli et la paranoïa, est une voix très singulière de la littérature française que j’ai été enchantée de découvrir.

Roman de Ronce et d’Epine de Lucie Baratte

A l’orée d’une forêt dense et mystérieuse, dans un château, viennent de naître Ronce et Epine. Après leur naissance, leur mère n’arrivera plus à enfanter au grand désarroi de son seigneur de mari qui délaisse de plus en plus souvent sa demeure. Les jumelles grandissent entourées de leur nourrice Cendrine et de la pâle figure de leur mère qui dépérit. Ronce, la blonde, est l’image même de sa mère, elle s’épanouit dans l’art de la broderie. Epine, la brune, ne rêve que d’explorer le monde extérieur et d’accompagner son père dans ses chasses. « Blonde comme le fil d’or dont on tisse les orfrois, brune comme la terre sur laquelle pousse la forêt. »  Bientôt, cette forêt séparera les deux sœurs.

Lors du confinement, je découvrais « Le chien noir », premier roman de Lucie Baratte aux allures de conte noir. Cette lecture fut un enchantement au cœur de cette étrange période. Le charme allait-il opérer à nouveau avec le deuxième roman de l’autrice ? La réponse est oui, mille fois oui. Lucie Baratte nous plonge à nouveau dans un conte cruel, sombre où la putréfaction et la flétrissure ne sont jamais loin. Comme dans son premier roman, la nature a une place essentiel. Le rythme des saisons scande chaque chapitre. La forêt mystérieuse envahit tout, le fantastique tisse peu à peu sa toile et s’insinue dans la vie de Ronce et Epine. L’autrice joue avec les références littéraires, avec l’étrangeté et la monstruosité pour nous plonger dans un univers singulier et envoûtant. Sa plume est ensorcelante, précieuse, poétique et j’aurais voulu souligner chaque phrase de son roman.

« Roman de Ronce et d’Epine » est un conte médiéval noir, cruel, à la langue somptueuse qui parle de sororité, de liens profonds et du destin de jumelles qui cherchent à s’affranchirent du monde dans lequel elles ont grandi.

La petite bonne de Bérénice Pichat

La peite bonne

Chaque matin, elle se lève alors que tout le monde dort encore. Elle prépare son panier avec son matériel : balais, brosses, savons, serpillières, éponges. Que c’est lourd à porter de maison en maison pour nettoyer, astiquer, épousseter les intérieurs bourgeois de ses patrons. Elle est efficace la petite bonne, toujours ponctuelle, rigoureuse dans son travail comme sa mère le lui a enseigné. Elle est discrète aussi, avec certains messieurs il est préférable  de se rendre invisible. Depuis un mois, elle travaille chez les Daniel. Là, aucun risque de geste déplacé, Monsieur est revenu de la bataille de la Somme mutilé, amputé. Une gueule cassée comme beaucoup de soldats engagés dans les tranchées. Madame reste avec son mari, ne le quitte que pour aller au marché. Mais à force de lui demander de sortir pour voir d’autres personnes, Monsieur a fini par convaincre Madame. Elle souhaite s’absenter pour le week-end et voudrait que la petite bonne s’occupe de son mari.

Ce roman de Bérénice Pichat est une merveille de délicatesse, de sensibilité et de pudeur. Il est constitué  de trois voix, de trois solitudes dans le huis-clos de l’appartement du couple Daniel. Celle de la petite bonne s’exprime en vers libres. Ils sont courts, rythmés et traduisent la vivacité de la petite bonne et le peu de temps libre dont elle dispose. Ils nous offrent également une proximité immédiate avec ce personnage, une empathie pour cette jeune femme courageuse et tenace. Les voix d’Alexandrine et Blaise Daniel sont retranscrites par une prose élégante et classique. Tous deux sont enfermés, prisonniers de l’état physique de Blaise. Les trois personnages de ce roman ont des secrets, ils sont écrasés par la culpabilité. Bérénice Pichat nous dévoile leur passé, leurs souffrances progressivement avec humanité et subtilité. Elle nous plonge dans la poignante intimité de chacun. Au fil de la lecture, une tension naît, grandit, nous happe et nous saisit.

Dans « La petite bonne », Bérénice Pichat nous propose une narration originale pour rendre compte de trois destins que la vie n’a pas épargnés. Remarquablement construit, écrit dans une langue d’une grande musicalité, ce roman m’a totalement enchantée et émue.

Willibald de Gabriella Zalapi

Willibald

1989, une salle de vente aux enchères à Genève. Antonia vend un tableau ayant appartenu à son grand-père Willibald. « Le Sacrifice d’Abraham » de Govaert Flinck était jusque-là resté dans la famille, mais Antonia, après une nouvelle rupture sentimentale, doit s’en séparer. L’une de ses deux filles, Mara, reste fascinée par ce tableau qu’elle a toujours connu. Quand, en 2015, le directeur d’un musée de Vienne contacte la famille pour lui restituer des verres syriens du XIVème siècle ayant appartenu à Willibald, Mara quitte immédiatement Paris pour rejoindre sa mère à Livourne et plonger dans les archives de son ancêtre. Elle découvre que « Le Sacrifice d’Abraham » n’a jamais quitté son arrière-grand-père, grand collectionneur. Lorsqu’il quitte l’Autriche en 1938 au moment de l’Anschluss, il n’emporte que cette œuvre avec lui.

Dans « Willibald », Gabriella Zalapi continue à explorer les archives familiales. Willibald était un personnage secondaire dans « Antonia », une ombre qui prend ici toute la lumière. L’homme garde néanmoins une part de mystère, c’est probablement ce qui fait son charme, même pour son arrière-petite-fille. « Mara hésite, cherche ses mots. J’ai besoin de savoir qui est l’homme qui a tant aimé Le Sacrifice. Mais je n’y arrive pas. Il me glisse des mains chaque fois que je lui colle un qualificatif sur le dos. Plus je m’approche de lui, plus il se métamorphose en une matière opaque. Il attise ma curiosité avec son étonnante capacité à se remettre en selle, quelles que soient les circonstances. » Willibald est un homme pour qui « la culture et the social grace » comptaient, orphelin trop tôt, esthète et collectionneur qui a dû reprendre l’entreprise familiale. Un homme élégant, cosmopolite, aussi tendre avec Antonia qu’il a été distant avec sa fille. La vie de cet homme nous est livrée par fragments au travers des nombreux pays où il séjourna et au fil des années. Comme dans « Antonia », les souvenirs émergent des cartons d’archives. Des photos sans légende font écho au sublime texte de Gabriella Zalapi.

Une véritable grâce se dégage du portrait du charismatique Willibald qui conserve malgré tout une part de mystère. Plus encore qu’avec « Antonia », j’ai adoré m’immerger dans l’histoire de cette famille et de cet ancêtre au destin tourmenté.

Ironopolis de Glen James Brown

Ironopolis

« Teeside était une ville de métallurgistes à l’époque, Ironopolis, on l’appelait : plus de 40 000 personnes à la fleur de l’âge qui travaillaient dans les forges, et le ciel rougeoyait toute la nuit. Par contre le boulot était rude. » Mais au fil du temps, des décisions politiques, les forges ont été démantelées plongeant les habitants dans la précarité. Les logements sociaux ne sont plus entretenus, la ville périclite. Et d’ailleurs, des promoteurs immobiliers ont décidé de racheter les vieux bâtiments pour en construire de plus modernes et surtout plus chers. Les anciens habitants vont devoir quitter la ville.

« Ironopolis » est le premier roman foisonnant et passionnant de Glen James Brown. Au travers de six chapitres, chacun dédié à un personnage, il raconte cette ville ouvrière sur plusieurs générations. S’entremêlent les histoires du caïd de la cité, de sa femme et de son fils, d’une coiffeuse accro aux courses de lévriers, d’un jeune homme découvrant l’Acid House, du libraire ambulant. Les histoires intimes de chacun se répondent, s’entrelacent au travers des lieux, des évènements marquants (accidents dans le puits de l’usine en ruines des eaux usées, disparition de jeunes filles). Au travers de ces vies, se dessine l’architecture d’Ironopolis, la mémoire du lieu.

« Non. Comme je le disais, je suis juste un mordu d’histoire locale. De l’histoire du logement social, pour être précis. Mais ça me fait de la peine que la cité soit détruite. Une fois que l’on brise une communauté, sa culture et ses histoires -ses histoires orales-, tout est perdu. J’essaie de faire ma part pour la préserver. » Le projet d’écriture de Glen James Brown est contenu dans cette phrase. Il veut souligner la richesse de ces lieux souvent méprisés et ignorés. Le folklore local est incarné dans le roman par Peg Powler, une sorte de sorcière qui vit dans la rivière et qui fait le lien entre les six personnages. Elle va elle aussi disparaître lorsque la cité ouvrière n’existera plus. Ironopolis est certes une ville fictive mais elle ressemble à toutes les villes anglaises qui se sont effondrées après une désindustrialisation massive. L’auteur raconte ce lieu, qui ressemble à celui où il a grandi, avec beaucoup de tendresse pour ses habitants.

« Ironopolis » est un premier roman à la construction époustouflante qui mélange les genres : réalisme social, fantastique, roman noir, interviews, lettres. Glen James Brown réussit avec brio son entrée en littérature en rendant hommage aux cités ouvrières du nord de l’Angleterre.

Traduction Claire Charrier

Senso de Camillo Boito

Senso

A 39 ans, la comtesse Livia consigne dans son carnet secret les souvenirs brûlants et âpres de l’été 1865. « Je dirais que j’ai atteint le zénith de ma beauté (il y a dans l’épanouissement de la femme une brève période de suprême éclat) lorsque j’eus à peine passé ma 22ème année, à Venise. C’était en juillet 1865. Mariée depuis peu de jours, j’étais en voyage de noces. Pour mon mari, qui aurait aussi bien pu être mon grand-père, je ressentais une indifférence mêlée de pitié et de mépris : il portait ses 62 ans et un énorme ventre avec une apparente énergie. » Ce mariage, la comtesse, qui rêvait de richesse et d’opulence, l’a voulu. Son orgueilleuse beauté fait tourner les têtes des officiers autrichiens présents à Venise. La jeune femme finit par céder au charme du lieutenant Remigio Ruz et tombe follement amoureuse.

Je connaissais l’intrigue du roman de Camillo Boito  grâce au superbe film de Luchino Visconti avec Alida Valli et Farley Granger. Le texte est largement à la hauteur du travail du réalisateur. D’une remarquable concision (163 pages), l’auteur rend parfaitement les affres de la passion, de la jalousie et du désespoir qu’elle entraine. L’héroïne, vaniteuse et hautaine, sera profondément marquée par cette histoire, devenant cruelle et cynique, humiliant par la suite les hommes qui osent s’approcher de son étourdissante beauté.

Outre la plume splendide de Camillo Boito et l’intensité de son intrigue, j’ai beaucoup apprécié l’ancrage de celle-ci dans le contexte historique de l’époque. La guerre entre l’Italie et l’Autriche, la reconquête par Garibaldi et son armée, font partie intégrante de l’histoire d’amour entre la comtesse Livia et le lieutenant Remigio. Cela permet une dramatisation encore plus forte de cette relation amoureuse tragique.

« Senso » de Camillo Boito est un petit bijou de la littérature italienne d’une rare intensité et cruauté.

Traduction Jacques Parsi