La collision de Paul Gasnier

Le 6 juin 2012, dans le quartier de la Croix Rousse à Lyon, une femme à vélo est percutée par une moto. Le conducteur, Saïd, roulait à 80 km/h en roue arrière et il perdit le contrôle de son véhicule. La cycliste décédera une semaine après l’accident. Cette femme était la mère de Paul Gasnier, aujourd’hui journaliste à Quotidien. Dix ans plus tard, lors de la campagne présidentielle, les propos d’un candidat d’extrême-droite vont l’emmener à interroger les faits douloureux vécus en 2012. « La correspondance entre mon vécu et son fantasme politique n’a pas cessé de me hanter depuis cette campagne présidentielle, où il faut martelé que l’immigration provoquait de la délinquance et qu’il était urgent d’en protéger les Français. Il fallait le reconnaître : l’extrême-droite avait mis le doigt, avec talent, sur cette confusion et cette colère que j’avais intimement vécu. » Pour dépasser cette colère, « pour comprendre à défait de pardonner », Paul Gasnier va enquêter avec rigueur sur le fait divers qui a bouleversé sa vie. Il s’appuie sur les rapports médicaux, de police, le dossier d’instruction, le récit de témoins pour essayer d’appréhender la généalogie de la violence urbaine. A partir de l’histoire de sa mère et de celle de Saïd, il élargit son propos, essaie de saisir ce qui fracture la France aujourd’hui. Paul Gasnier mélange le récit à l’enquête avec sérieux, sans pathos et avec humanisme. La sobriété et le recul, dont il fait preuve, n’empêchent pas l’émotion et l’on sent la douleur profonde, le deuil terrible qui frappa une famille unie et sans histoire.

« La collision » est un texte remarquable d’intelligence, de réflexion et de justesse où la colère ne met pas à mal les convictions de son auteur.

L’affaire de la rue Transnonain de Jérôme Chantreau

La France de 1834 est au bord de la révolte contre la Monarchie de juillet. Louis-Philippe restreint les libertés et Lyon s’embrase. Les canuts se soulèvent et la traînée de poudre monte jusqu’à Paris Au petit matin du 14 avril, au 12 de la rue Transnonain, des soldats pénètrent dans un immeuble et massacrent douze personnes. Des commerçants, des ouvriers, des artisans, des femmes et des enfants font partie des victimes. Pour expliquer ce bain de sang, le ministre de l’intérieur, Adolphe Thiers, va pointer du doigt Louis Breffort qui aurait fait partie des insurgés et aurait tué un soldat. Un policier est engagé pour éclaircir la situation mais Joseph Lutz doute rapidement de la version officielle. 

Jérôme Chantreau s’est emparé de ce fait historique, il ressuscite les protagonistes de l’affaire et il comble les vides. Le résultat est absolument passionnant. Il nous embarque dans une enquête palpitante dans les tréfonds de Paris et les lieux du pouvoir aux côté de Joseph Lutz, ancienne âme damnée de Vidocq mais policier acharné et pointilleux. En dehors de Lutz, on croise beaucoup de personnages historiques comme les sinistres Thiers et maréchal Bugeaud mais aussi l’humaniste abbé Cestac, Suzanne Voilquin et Claire Démar qui écrivaient dans un journal féministe. Autre personnage présent au 12 rue Transnonain, Annette Vacher, prostituée, qui disparait après l’affaire mais à qui Jérôme Chantreau offre un nouveau destin.

Outre la formidable galerie de personnages, l’autre point fort du livre est la reconstitution de Paris. Le baron Haussmann n’a pas encore œuvré, la ville est faite de petites ruelles, de boue, de carcasses nauséabondes. La pauvreté, le choléra sont endémiques. Et les barricades ne cessaient de se construire depuis 1789. Jérôme Chantreau fait merveille dans les descriptions de cette ville bouillonnante et odorante !

« L’affaire de la rue Transnonain » est un livre passionnant dont la lecture est extrêmement fluide et agréable. Un régal !

Les derniers jours de l’apesanteur de Fabrice Caro

1990, Daniel et ses copains Marc et Justin entament leur dernière année au lycée. Le premier se remet difficilement de sa rupture avec Cathy Mourier et écoute en boucle un tube d’Elsa qui lui évoque leur histoire. Justin tente de scientifiquement localiser le point G et se fait prendre en cours d’histoire un schéma à la main. Marc, quant à lui, rêve de séduire Sandrine Moynot et lui compose une compil des meilleurs morceaux de Supertramp. Trois copains en pleine adolescence qui vont bientôt clore un chapitre de leur vie pour découvrir l’âge adulte.

Je suis depuis longtemps une grande admiratrice de Fabrice Caro et j’ai lu avec grand plaisir son dernier roman qui m’a replongée dans les années lycée. Etant née dans les années 70, les références du livre m’ont immédiatement parlé : le top 50, Santa Barbara, Le cercle des poètes disparus, Télé7jours, l’emprisonnement de Nelson Mandela, la chute du mur de Berlin. Fabrice Caro reconstitue à merveille une époque mais ce qu’il dit de l’adolescence est intemporel :  Les maladresses des trois copains envers les filles, l’intensité des premiers émois, les fêtes du samedi soir que l’on ne peut en aucun cas manquer, la fin prochaine de l’insouciance et de la légèreté. Fabrice Caro mélange la nostalgie à son humour irrésistible et à son sens tordant de la formule.

Comme toujours, lire Fabrice Caro est l’assurance de passer un excellent moment et de contracter ses zygomatiques à de nombreuses reprises. Hautement conseiller en ces temps moroses.

Francoeur, à nous la vie de château ! de Marie-Aude Murail et Constance Robert-Murail

Nous avions laissé la fratrie Dupin au moment de l’apparition de la flamboyante Olympia, leur petite sœur qui avait été arrachée à sa famille pour être placée dans un couvent de bénédictines. L’énergie d’Olympia, son caractère très extraverti poussèrent sa sœur Anna et ses frères Isidore et Marceau à la diriger vers le théâtre. Quand la correspondance d’Anna avec sa jeune admiratrice reprend, Olympia va être prise au conservatoire. Durant les années suivantes, de la IIe République au Second Empire, les talents d’Isidore et d’Anna s’affirment et rencontrent peu à peu le succès. Le premier assume d’ailleurs de frayer avec le pouvoir et les puissants pour vendre ses tableaux. Marceau, son jumeau, a toujours l’intransigeance des révolutionnaires et peine à faire connaître sa sublime poésie. Anna, comme toujours, tente d’être le ciment de sa famille et de concilier tous ces forts caractères. 

Le premier tome de « Francoeur » était très réussi et celui-ci l’est tout autant. Comme dans le premier volume, Marie-Aude Murail et Constance Robert-Murail tressent à merveille la vie de leurs personnages et la Grande Histoire. Elles soulignent parfaitement les enjeux, les difficultés d’imposer son art à cette époque. C’est notamment intéressant pour le cas d’Olympia qui permet de dévoiler les coulisses de la vie de comédienne, « les protecteurs » qu’il fallait se trouver pour réussir à vivre de son art. 

La famille Dupin retrouve dans ce volume son Berry natal avec l’achat par Anna du château d’Apresort qui s’inspire du Nohant de George Sand. Mal en point au départ, cette demeure va devenir grâce à Anna un lieu chaleureux, convivial où les invités parisiens y montent des pièces de théâtre. L’ancrage régional est essentiel, la campagne, le patois, les superstitions, les fêtes, tout concourt à la création littéraire de notre chère Anna et à donner un ton différent de celui du premier tome.

« Francoeur, à nous la vie de château » clôt merveilleusement cette fresque familiale et historique autour de la création artistique au 19e siècle. Les personnages, haut en couleur et très incarnés, vont certainement me manquer. 

L’entroubli de Thibault Daelman

« L’entroubli » est le récit d’une enfance chaotique dans un quartier populaire au sein d’une famille de cinq enfants. La mère, aimante et excessive, se bat pour obtenir le meilleur pour ses fils malgré un mari alcoolique et des factures qui s’amoncellent. « Dettes, retards de paiement, créances, relances, échéances, préavis d’expulsion, en astérisques, en lignes, en italique, en gras, la menace depuis la paperasse s’infiltrait en elle jusqu’à lui déborder les yeux. Ces larmes-là, inhabituelles, étaient sans cri, puis sans mots. » Cette vie au sein d’une famille dysfonctionnelle n’est pas faite que de difficultés et de coups du sort, les enfants connaissent des moments de joie à l’occasion de vacances au bord de la mer ou chez des cousins, ou lorsque le narrateur découvre la puissance des mots.

« L’entroubli », titre magnifique emprunté à François Villon, est le premier roman autobiographique de Thibault Daelman. Son texte parle d’une enfance, d’une adolescence passées dans le bruit, la fureur, la pauvreté et une difficulté à trouver sa place dans le monde. Ce qui le sauve est une envie d’écrire dévorante et impérieuse. La nécessité à coucher son histoire sur le papier se sent à chaque phrase. La langue de Thibault Daelman est infiniment poétique, évocatrice et incandescente. « L’entroubli » est un texte intense, dure mais également d’une grande tendresse pour ses personnages.

Thibault Daelman est habité par les mots, par leur rythme et son texte, d’une grande lucidité, est saisissant. J’ai eu la chance de l’écouter lire « L’entroubli » à haute voix, ce qu’il fait avec sincérité et passion.

Toi d’Hélène Gestern

Avec « Cézembre », le nom d’Hélène Gestern a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux et j’avais très envie de découvrir sa plume. J’ai choisi de le faire avec un texte court, « Toi », qui parle de sa chatte persane Mimi. Ce superbe félin blanc est entré dans sa vie dix ans auparavant par son jardin. A l’heure où Mimi souffre de diabète et demande beaucoup de soins et d’attention, Hélène Gestern décide d’écrire sur ce lien particulier et fort qu’elles ont créé. « J’ai compris que c’est maintenant qu’il faut que j’écrive. Maintenant que tu es encore là, chaude, douce, fatiguée, mais vivante, bien vivante. Péremptoire quand tu régales tes croquettes, épuisante quand tu me réveilles la nuit, merveilleuse de patience quand je t’injecte ton insuline, gracieuse dans ton sommeil abandonné, émouvante quand tu te promènes dans le jardin d’à côté, bouleversante quand tu me rejoins le soir sur le lit et que tes yeux doux et dorés rencontrent les miens pendant que tu ronronnes très fort, frottes ton front contre mon visage et pétris les draps du bout de tes pattes. » Sans anthropomorphisme, Hélène Gestern parle avec délicatesse de l’amour profond, tendre qui s’est noué au fil des années avec son animal de compagnie. Elle évoque également la douleur de le voir vieillir, de le savoir malade et les contraintes qui y sont liées, mais par-dessus tout de la peur de la séparation. 

« Toi » a inauguré la collection Le bar de la Sirène imaginée par Maud Simonnot aux éditions du Seuil. Le livre, très élégant avec sa couverture métallisé, comporte entre ses pages quelques photos de Mimi et de sa maîtresse. Hélène Gestern rend un bel hommage à sa chatte qui touchera profondément les amoureux et les propriétaires de chats (mais pas seulement !). 

Après de Raphaël Meltz

Lucas enfile sa tenue de cycliste. Après avoir travaillé d’arrache-pied pour un client, il va enfin pouvoir s’évader et pédaler pendant toute une matinée. Il dépose un baiser sur la nuque de sa femme, professeure de piano, qui pour l’heure travaille les variations Goldberg. Un aller-retour à Cassis pour se dégourdir les jambes et il sera de retour pour le déjeuner. Mais le destin en décidera autrement. Au bout de la rue, les freins du vélo en carbone lâchent. Lucas ne peut pas s’arrêter et est percuté par une camionnette.

Après avoir beaucoup aimé « 24 fois la vérité », j’ai eu un immense plaisir à retrouver la plume délicate de Raphaël Meltz. Comme dans ce roman, se dégage d' »Après » une infinie et profonde douceur. Pour un livre portant sur la mort d’un homme encore jeune, père de deux enfants, c’est une gageure. Après l’accident, Lucas devient le narrateur omniscient et extérieur du roman. Que se passe-t-il une minute, une heure, une semaine, un mois, un an après la mort ? Lucas ressent tout de façon plus intense, ses sens sont décuplés avant de disparaître les uns après les autres. Il observe sa famille plongée dans une peine immense, leur regret de ne pas lui avoir dit certaines choses, de n’avoir pas eu plus de temps à ses côtés. Les petites choses du quotidien prennent toute leur importance, souligne l’absence comme elles rendent hommage à celui qui n’est plus. Chacun fait son deuil comme il peut et se reconstruit peu à peu. Lucas voit tout cela avec distance : « Sans tristesse. Cela ne fait plus partie de lui : ni la tristesse, ni la peur, ni la peine, ni l’effroi. Faire le deuil, pour lui, c’est juste se préparer à perdre leur présence – par vagues. »

« Après » est un roman court, d’une grande force, bouleversant, original, magnifiquement juste et subtil.

La place du mort de Pascal Garnier

Quand Fabien revient de quelques jours passés chez son père, il trouve son appartement vide. Sa femme, Sylvie, n’a laissé aucun mot sur la table expliquant son absence. Sur le répondeur attendent trois messages dont le dernier indique que Sylvie a été victime d’un grave accident de la route. Fabien doit contacter les urgences du CHU de Dijon. Mais que faisait sa femme là-bas ? Notre veuf apprendra par la suite que Sylvie était en compagnie de son amant, mort lui aussi. Tout d’abord abasourdi, Fabien sent rapidement monter en lui une envie de revanche. Après avoir trouvé l’identité de l’amant, il décide de suivre la femme de celui-ci et de la séduire. Pas la meilleure idée qu’il ait eu…

Je découvre Pascal Garnier avec « La place du mort » et son univers grinçant m’a beaucoup plu. La noirceur, un héros assez pitoyable et ordinaire, un engrenages d’évènements menant au crime, j’ai eu l’impression d’être dans un film de Claude Chabrol. Mais il y a également un peu de « Misery » dans ce qui va se dérouler dans les pages de ce court roman. L’intrigue est resserrée, Pascal Garnier va à l’essentiel. Fabien n’est pas un personnage extrêmement sympathique, il se révèle plutôt médiocre et sans volonté. L’auteur ne l’épargne pas pour notre plus grand plaisir ! Sa vie banale va virer au thriller le plus sombre sans qu’il ne s’en rende compte !

Caustique, noir, « La place du mort » me semble une bonne et convaincante entrée en matière dans l’univers de Pascal Garnier. 

Les effacées de Marine Carteron

Suite à une sortie scolaire au musée d’Orsay, Joséphine se retrouve enfermée dans un placard à balais. La jeune fille est harcelée depuis des mois par un groupe de garçons. Quand Joséphine réussit à sortir, la nuit est tombée et elle n’en revient pas d’avoir été oubliée par tous. Elle commence à errer dans les salles du musée et s’arrête devant « L’origine du monde » de Gustave Courbet. C’est là qu’elle est interpellée par une voix, celle de Virginie qui émane de « L’homme blessé », également peint par Courbet. Elle fut la compagne du peintre et était présente dans le tableau. Mais suite à leur séparation, Courbet décida de l’effacer. Virginie raconte à Joséphine sa vie et celles d’autres femmes victimes des repentirs du peintre, ou oubliées comme le modèle de « L’origine du monde ». 

« Les effacées » est un formidable roman qui fait dialoguer deux jeunes femmes dont les destinées entre en résonnance malgré  les années qui les séparent. Leur rencontre met en lumière la place des femmes, la domination masculine, l’importance du consentement. L’histoire de Joséphine et celle de Virginie s’entremêlent avec intelligence et habileté.

Le propos féministe lié à une plongée dans l’œuvre de Gustave Courbet font des « Effacées » un roman captivant qui donne envie de parcourir les allées du musée d’Orsay à la recherche de celles qui ont été invisibilisées. (Dans « L’atelier du peintre », Jeanne Duval, la compagne de Baudelaire réapparaît comme un fantôme dans la toile). Le roman de Marine Carteron est très joliment illustré par Mathilde Foignet. 

Le grand tout d’Olivier Mak-Bouchard

A Berkeley, il est demandé au bibliothécaire de l’université d’aller récupérer à l’aéroport un nouveau professeur en provenance de Suisse. Notre narrateur est en effet français d’origine et il vit à San Francisco depuis les années soixante. Il fait donc la connaissance de Michel avec qui il sympathise immédiatement. Les deux hommes finissent leur journée au First and Last Chance, un bar près des docks que fréquentait Jack London au début du siècle dernier. C’est lors de cette soirée qu’ils rencontrent un hurluberlu se prenant pour l’auteur de « Mardin Eden ». Un original qui se révèlera fort sympathique et un puits de science sur l’œuvre de London…et sur San Francisco. Ce trio va rapidement se compléter d’une jeune femme, June. Celle-ci va louer une chambre chez notre bibliothécaire qui se sent bien seul depuis la mort de Martha, sa femme, et ce malgré la compagnie de son chat sourd.

Avec son dernier roman, Olivier Mak-Bouchard a quitté son Lubéron natal pour nous emmener dans sa ville d’adoption San Francisco. Comme dans ses précédents romans, j’ai eu plaisir à retrouver son écriture fluide et son talent de conteur. Il mélange toujours avec autant de facilité le réel et la fantaisie. On croise entre les pages du « Grand tout » aussi bien Sir Francis Drake, Jack London, Michel Foucault, un sabre japonais mythique et un certain Mickey Cromp, calamiteux président des Etats-Unis. Olivier Mak-Bouchard se fait plus politique dans ce roman. Notre quatuor de personnages s’interroge durant tout le roman sur la disparition ou non du rêve américain. Michel imagine que ce président destructeur n’est qu’une étape vers le meilleur, on imagine sans peine sa déconvenue s’il voyait l’état de l’Amérique aujourd’hui.

« Le grand tout » est une fable, une quête de sens teintée de pessimisme et de mélancolie et qui nous offre un formidable voyage dans la baie de San Francisco.