Toutes les nuances de la nuit de Chris Whitaker

1975, Monte Clare, Missouri, Patch est un jeune garçon né borgne qui de ce fait aimerait être un pirate. Il est malmené par les autres élèves notamment parce qu’il est pauvre. Heureusement, il peut compter sur son amie Saint, toujours prête à le défendre et le protéger. La jeune fille vit avec sa grand-mère Norma et se passionne pour l’apiculture. La petite communauté va bientôt être bouleversée par un terrible drame : Patch a disparu.

« Toutes les nuances de la nuit » a reçu beaucoup de louanges dans la presse et les réseaux sociaux ce qui m’a donné envie de le découvrir. Mon avis sera un peu mitigé. Le point fort de la fresque de Chris Whitaker (l’intrigue court de 1975 à 2001) est sa formidable galerie de personnages. Difficile de ne pas s’attacher à Saint et à Patch, deux gamins que la vie n’a pas épargnés et qui vont se lier d’une amitié puissante et indéfectible. Leur fidélité l’un à l’autre bravera les épreuves et les années, chacun étant prêt à se mettre en danger pour protéger l’autre. Ce sont deux personnages singuliers, originaux et inévitablement touchants. Chris Whitaker met également un soin particulier à dessiner ses personnages secondaires qui sont tout autant incarnés que les deux héros : Norma, la grand-mère de Saint conductrice de bus, Sammy, le galeriste alcoolique au grand cœur, Nix, le policier humaniste, Misty, la reine de beauté sensible. C’est pour eux que l’on tourne les pages de ce gros pavé.

Ce qui m’a agacée dans ce roman, ce sont les très nombreux rebondissements et surtout les coïncidences totalement improbables qui se multiplient dans le deuxième moitié du roman. Cela finit par être too much et c’est fort dommage car l’intrigue tenait bien la route jusque là.

Malgré ce bémol, j’avoue avoir lu avec une étonnante rapidité ce roman (810 pages) dont la profonde noirceur est éclairée par les liens indéfectibles qui unissent les personnages.

Traduction Cindy Colin-Kapen

Bilan livresque et cinéma d’avril

Sept livres m’ont accompagnée durant le mois d’avril :

-« Le jeu de l’assassin » qui m’a permis de découvrir une autre autrice de l’âge du whodunit : Ngaio Marsh ;

-« Cinq contes » qui regroupent plusieurs histoires de la grande Posy Simmonds écrites entre 1987 et 2004 ;

-« Repentirs » qui est le deuxième roman de la très talentueuse Chloé Ashby ;

-« Labeur » de Julie Bouchard qui est un roman choral entrecroisant la vie de personnages ordinaires ; 

-« Les sœurs Field » qui m’a enfin permis de découvrir la plume de la romancière anglaise Dorothy Whipple ;

-« Germaine Cellier, l’audace d’une parfumeuse » est une bande-dessinée retraçant la vie et la carrière de la très moderne Germaine Cellier dont certaines créations existent toujours ;

-« La paix des ruches » d’Alice Rivaz qui raconte les déconvenues d’une femme mariée et ses réflexions quant à la condition des femmes. 

Côté cinéma, j’ai vu cinq films ce mois-ci dont voici mon préféré :

Sur une route forestière, une voiture roule de plus en plus vite. A bord du véhicule, une dispute éclate  entre le chauffeur, Michael, et sa mère. Un terrible accident survient : Caroline, la petite amie de Michael qui était à l’arrière, est défigurée, sa mère décède. Michael, que l’on retrouve quelques années plus tard, portera le poids de cet accident toute sa vie. Il s’occupe de la ferme familiale, de ses moutons et de son acariâtre père. Caroline a épousé un autre berger et ils ont eu un fils Jack. La haine entre les deux familles est féroce et elle va s’aggraver après le vol de deux béliers du troupeau de Michael.

le premier long-métrage de Christopher Andrews est sombre, étouffant et aucune lueur d’espoir n’apparaitra pendant 1h46. La rude lande irlandaise est le lieu d’un règlement de compte, d’une vendetta qui se révélera sanglante. Michael est un personnage de tragédie qui semble embourbé dans la culpabilité. Christopher Abbott interprète cet homme en apparence calme mais dont la noirceur du regard inquiète. Sa fragilité fait de lui une cible et notamment pour Jack, jeune homme désœuvré, écorché vif, ce qui colle parfaitement au talent de Barry Keoghan. Des fils, des pères, ce sont autant de visions d’une masculinité toxique, brutale et destructrice. La construction du film participe pleinement à son intérêt puisque l’intrigue nous est montrée du point de vue de la victime puis du criminel. « Le clan des bêtes » est un film puissant, un thriller tendu et sombre. 

Et sinon :

  • « Vermiglio ou la mariée des montagnes » de Maura Delpero : Hiver 1944, le village de Vermiglio est protégé  de la guerre grâce aux hautes montagnes du Trentin. Vivent là trois sœurs aux aspirations fort différentes. Lucia, l’aînée, fait les yeux doux à Pietro, un sicilien venu se cacher dans le village. Ada, la pieuse, s’invente les pires pénitences pour expier ses fautes. Flavia, la favorite du père instituteur, aura la possibilité de faire des études. Durant quatre saisons le destin des trois sœurs va se sceller. Le drame va frapper la famille et souligner la difficulté de la condition féminine. Le film de Maura Delpero m’a beaucoup fait penser aux romans de Maria Messina qui parlaient déjà des empêchements des femmes à s’épanouir. La modernité semble bien loin de Vermiglio figé dans les traditions. La beauté du film, outre les paysages, tient dans la profondeur psychologique de chaque personnage. Tragique, intense, « Vermiglio ou la mariée des montagnes » est la très belle chronique des désillusions des trois sœurs. 
  • « Deux sœurs » de Mike Leigh : Pansy est perpétuellement en colère contre la terre entière : la caissière du supermarché, sa dentiste, son mari, son fils, … Elle grogne, elle hurle sur tous ceux qui ont le malheur de croiser sa route. Sa sœur est son exact opposé : sociable, enjouée et vivant en harmonie avec ses deux grandes filles. Pansy est un personnage comme on en voit peu au cinéma, son caractère empêche l’empathie même si sa colère est le symptôme d’un profond mal-être, de névroses multiples. On plaint son entourage qui doit subir une personnalité aussi difficile. Marianne Jean-Baptiste est parfaite dans le rôle de Pansy et Mike Leigh est toujours aussi juste lorsqu’il filme des drames domestiques. Malgré ces qualités, je suis restée sur ma faim. 
  • « Bergers » de Sophie Deraspe : Mathyas a tout quitté du jour au lendemain pour venir s’installer à Arles. Malheureux dans son métier de publicitaire, le jeune québécois a décidé de devenir berger pour redonner du sens à sa vie. Il n’y connait rien, n’a vécu qu’en ville mais son enthousiasme et sa détermination séduisent certains propriétaires de troupeaux. Après un apprentissage à la dure et des déconvenues, il trouvera un couple prêt à lui laisser emmener leurs moutons en transhumance. Il partira dans les montagnes avec Elise, une fonctionnaire en quête également d’authenticité. Sophie Deraspe nous offre un joli film plein de fraîcheur mais ne masquant pas la dureté du métier de berger. Mathyas est un candide, poète et philosophe, qui se révèle très attachant. L’hostilité, la brutalité et l’âpreté de la vie de berger (la montagne, les loups, la misère sexuelle) sont parfaitement montrées. Tous les personnages croisés dans ce film sont touchants et j’ai beaucoup apprécié de les suivre. 
  • « Toxic » de Saule Bliuvaite : Marija et Kristina ont 13 ans et vivent en Lituanie dans un environnement désolé et décrépit. L’ennui, la misère sociale les amènent à prendre des drogues, de l’alcool. Elles sont bagarreuses, hargneuses et rêvent de quitter leur ville. Pour ce faire, elles s’inscrivent dans une soi-disant école de mannequins où leurs mensurations sont sans cesse vérifiées. « Toxic » est le premier film de Saule Bliuvaite et son atmosphère est frappante. Le rythme est très lent, l’histoire des deux filles se développe par bribes, par scènes de leur quotidien. Leur environnement est absolument glauque. Et les jeunes filles sont prêtes à tout pour s’en sortir (l’une d’elle avale des œufs de ver solitaire pour ne pas grossir). Un profond sentiment d’abandon et de désillusion habite ce film et nous saisit. 

Les éphémères d’Andrew O’Hagan

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Eté 1986, dans le Comté du Ayrshire, James est livré à lui-même depuis la séparation de ses parents. Il réussit à décrocher son entrée à l’université et, en attendant, il doit trouver un petit boulot, ce qui n’est pas chose aisée dans une région meurtrie par la politique de la dame de fer. « Nous n’avions pas d’emplois pour autant. Le thatchérisme avait traversé la ville comme les fléaux de l’Exode. Nous avions eu le sang et les grenouilles, et nous attendions les furoncles et les sauterelles. » Cet été-là restera pourtant gravé à jamais dans la mémoire de Jimmy. Son meilleur ami Tully, qui travaille dans une usine métallurgique, décide d’emmener toute sa bande de copains à Manchester pour un concert réunissant New Order, The Smiths, les Fall et Magazine. Cette virée au cœur de la New Wave marquera aussi la fin de leur adolescence.

Un roman dans lequel sont cités dans ses cinquante premières pages Henry James, E.M. Forster, Chostakovitch, Shakespeare, Evelyn Waugh, Edith Sitwell, The Smiths, New Order, les ravages du thatchérisme, était forcément un livre pour moi. « Les éphémères » mélange réalisme social – nos héros viennent de la classe ouvrière – et beaucoup d’humour. Je l’aurais bien vu adapté par Ken Loach. Le roman se découpe en deux parties : été 1986 et automne 2017. La première période nous présente de jeunes hommes fougueux, provocateurs, torturant leurs amis en les obligeant à écouter du Phil Collins ! Leur week-end à Manchester leur permettra d’oublier leurs problèmes, leurs questionnements. Même si le récit est teinté de nostalgie, se dégage de cet été 1986 une folle et joyeuse insouciance.

L’automne 2017 est plus tragique, même si les vannes restent de mise. Cette partie souligne surtout la puissance de l’amitié de Tully et Jimmy qui s’est nouée autour de références musicales, cinématographiques et qui se révèle indéfectible. Le temps a passé, mais les personnalités de chacun sont restées intactes. Il est émouvant de voir ce qu’ils sont tous devenus, comment ils ont tracé leur route depuis Manchester.

« Les éphémères » est un très beau roman sur l’amitié, sur le tourbillon de la jeunesse, dont les personnages sont profondément attachants et qui parle formidablement bien de musique.

Traduction Céline Schwaller

Il était une fois en Amérique de Harry Grey

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« Et puis merde, le monde est une jungle, c’est chacun pour soi. Le meilleur qui gagne, la loi du plus fort, tout ça. Et on est forts – OK, notre audace et notre énergie excessive pourraient trouver des voies plus nobles pour s’exprimer, mais qui a la patience ? On veut atteindre le sommet de l’échelle le plus vite possible. On a notre claque de cette pauvreté. » Noodles, Max, Cockeye, Dominik et Patsy grandissent dans le Lower East Side dans les années 20. Gamins des rues qui tentent de gagner leur subsistance par de petits larcins, ils vont en grandissant intégrer la mafia et devenir de vrais caïds. Leur milieu social ne leur donne pas d’autres choix et le New York de la prohibition est le royaume des gangs. L’argent, l’alcool et les jolies filles sont à portée de main pour des gamins aussi débrouillards et intelligents que Noodles et Max.

Avant cette publication par les éditions Sonatine, je ne savais pas que le grand film de Sergio Leone était tiré d’un livre. Harry Grey l’a écrit à Sing Sing et il est largement autobiographique. Ce roman fleuve nous plonge dans les bas-fonds de New York, les speakeasies où l’alcool coule à flot et où les couteaux et les flingues surgissent à la moindre anicroche. Harry Grey détaille avec beaucoup de précision le cadre dans lequel s’inscrit l’histoire des amis d’enfance. Leur cohésion, leur fidélité font d’eux une équipe redoutable appelée à remettre de l’ordre dans un casino ou à braquer une compagnie d’assurance. Bien-sûr, toutes ces opérations ne se font pas sans faire couler beaucoup de sang, la bande de Noodles et Max est d’ailleurs spécialisée dans la disparation des cadavres gênants. Excessifs, grandiloquents, sûrs d’eux, Noodles et ses amis sont des personnages « bigger than life » qui méritaient d’être immortalisés dans les pages d’un livre et sur grand écran.

Si vous aimez les ambiances des films de Martin Scorsese et si bien-sûr vous avez aimé l’adaptation de Sergio Leone, vous ne serez pas déçus par la lecture du roman de Harry Grey qui vous transportera dans l’Amérique des années 20 et 30, celle de la prohibition et de la montée en puissance de la mafia.

Traduction Caroline Nicolas

Le vent léger de Jean-François Beauchemin

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Dans les années 70, la famille Couston est composée de six enfants pour qui la beauté des êtres et des choses est une source de joie. En dehors de l’école, de la lecture de livres ramenés par leur père de son travail chez un primeur, les occupations favorites des enfants sont les suivantes : « (…) observation du ciel, imitation des oiseaux navigant aux instruments, promenades dans les collines, discussions avec papa dans l’atelier, visites chez le fermier Bertin, développement d’un certain art de la fainéantise. » L’équilibre harmonieux de la famille va être bientôt bouleversé par le cancer de la mère et son inéluctable fin. Le chagrin profond privera-t-il la famille de toute lumière ?

« Presque toute notre pensée s’expliquait par la joie. La malchance, les éraflures aux genoux, les effondrements, certains ciels de catastrophe, les portes refermées sur la nuit noire, rien de tout ça ne venait à bout de notre émerveillement devant le spectacle d’un renard croisant notre chemin dans le sentier, de la courbe harmonieuse d’une colline ou d’une étoile placée à la verticale de la maison. »  Cette phrase me semble merveilleusement bien définir le travail littéraire de Jean-François Beauchemin. Dans « Le roitelet », qui fait partie de mes livres préférés de 2023, et dans « Le vent léger », l’auteur québecois aborde des thèmes difficiles et à priori plombants. Mais l’impression donnée par ses livres est la lumière, la joie face à la beauté de la nature et aux petites choses du quotidien. « Le vent léger » m’a fait penser au livre de Mathieu Persan, « Il ne doit plus jamais rien m’arriver ». Les deux textes évoquent la disparition d’une mère mais tous les deux se révèlent tendres et capables de trouver la lumière dans le deuil et le chagrin. Le chaos du monde s’entremêle chez Jean-François Beauchemin à celui de la famille Couston, les grands et les petits malheurs se mélangent sans que l’avenir ne semble s’assombrir. Cela pourrait être mièvre, un trop plein de sentiments pourrait noyer le lecteur. Mais, ce serait sans compter sur la beauté, la poésie infinie de l’écriture de l’auteur qui m’a absolument enchantée.

En commençant la lecture du « Vent léger », je craignais que la magie du « Roitelet » n’opère plus. Mais Jean-François Beauchemin est un écrivain formidablement talentueux et ses textes sont touchés par la grâce.

Bien sous tous rapports de Louise Candlish

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Lowland Way est une rue londonienne calme, paisible et très cossue. Les habitants ont été félicités par la mairie pour l’organisation de « Dimanche on joue dehors » qui permet aux enfants de jouer dans la rue, la circulation étant bloquée d’un commun accord. Cette tranquillité va être perturbée après la mort de la grand-mère vivant au n°1. N’ayant pas d’héritier, elle laisse sa maison à son neveu Darren Booth. Celui-ci ne cadre pas vraiment avec ce quartier familial et bourgeois. Il écoute du hardrock à fond toute la journée, picole beaucoup et répare illégalement des voitures d’occasion. Les véhicules sont garés partout dans Lowland Way et le jardin du n°1 ressemble rapidement à une décharge. De quoi gâcher l’existence des autres habitants, les relations avec le nouveau voisin s’enveniment rapidement jusqu’au drame.

J’avais beaucoup aimé « Chez nous », le premier roman de Louise Candlish qui portait également sur la thématique de la maison et utilisait différents types de narration. L’intrigue est ici également très travaillée et maîtrisée. Elle se développe au départ comme un compte-à-rebours vers un évènement tragique. Celui-ci est connu dès le départ puisque chaque chapitre débute par un extrait de la déposition à la police de l’un des habitants du quartier. Après ce moment fatidique, l’histoire ne faiblit pas et reste haletante avec de nombreux rebondissements. Chaque chapitre est consacré à l’un des personnages permettant ainsi de parfaitement déployer la psychologie de chacun. « Bien sous tous rapports » est une confrontation de classes sociales. Les à-priori sont légion malgré la bienveillance et la bienpensance des habitants. L’arrivée de Darren Booth et de sa femme, d’extraction populaire, va être un révélateur et un catalyseur de violence. Le vernis des bonnes manières se craquèle et ce qui est dessous n’est pas beau à voir : mesquineries, mensonges, coups bas, jalousie. Louise Candlish joue avec les apparences et nous montre qu’elles sont souvent trompeuses.

« Bien sous tous rapports » est un thriller implacable qui égratigne la bourgeoisie londonienne et dont les rebondissements nous empêchent de le lâcher !

Traduction Caroline Nicolas