Tangente vers l’est de Maylis de Kerangal

tangente

 A l’occasion d’un voyage officiel organisé en 2010 pour l’année France-Russie, Maylis de Kerangal eut l’occasion de prendre le Transsibérien et elle écrivit par la suite ce court roman.

« Tangente vers l’est » est le récit d’une rencontre improbable, aussi courte qu’intense. Deux solitudes se trouvent et s’entraident à bord du transsibérien. Aliocha est un jeune conscrit russe. Il ne veut pas intégrer l’armée, ne veut pas passer des mois au fin fond de la Sibérie. Il a pourtant essayer d’y échapper mais Aliocha n’a pas l’argent nécessaire et il n’a pas non plus de petite amie prête à tomber enceinte pour qu’il puisse rester chez lui.

Hélène est une trentenaire française. Elle a suivi son amant Anton en Russie. Mais elle ne s’habitue pas à ce pays, ne se fait pas à l’ambiance. Anton travaille beaucoup sur un projet de barrage et Hélène est très souvent seule.

Hélène est en 1ère classe, Aliocha en 3ème. Et Pourtant, ils se rencontrent. « Le paysage défile maintenant par les ouvertures de la cellule grise qu’ils ont occupée ensemble, à touche-touche, unis dans les mêmes soubresauts, dans les mêmes accélérations et les mêmes ralentissements, où ils ont mélangé la fumée de leurs clopes et la chaleur de leurs souffles. Aliocha retient sa respiration, il n’est pas suppliant, il n’est pas une victime, il est comme elle, il s’enfuit, c’est tout. La femme pose ses yeux dans ceux du garçon -une clairière se lève dans le petit jour sale, très verte-, se mord les lèvres, suis-moi. »

« Tangente vers l’est » est un huis-clos sur la fuite. Hélène et Aliocha sont tous les deux en fuite pour des raisons différentes, chacun veut échapper à sa vie actuelle ou future. Au-delà de la barrière de la langue (aucun ne parle celle de l’autre), de la classe sociale, Hélène et Aliocha vont se protéger et se comprendre.

Le récit est haletant, Hélène doit cacher Aliocha, sa désertion est découverte très rapidement. Le suspense nous tient de bout en bout. Comme toujours avec Maylis de Kerangal, le roman est parcouru d’une multitude de détails qui rendent crédibles la situation et les personnages. Ceux-ci se dévoilent petit à petit, au fur et à mesure de leurs pensées.

Malgré l’enfermement, Maylis de Kerangal ouvre l’horizon de son lecteur sur les paysages sibériens. La description du lac Baïkal, que les voyageurs guettent de leurs fenêtres, est splendide.

« Tangente vers l’est » fait une nouvelle fois montre du formidable talent de Maylis de Kerangal. J’ai été totalement entraînée par sa langue bouillonnante, rythmée et poétique.

Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal

maylis-de-kerangal-naissance-d-un-pont,M41171

À Coca, petite ville de Californie, un caïd de la politique surnommé Boa, décide de faire sortir de terre un vaste pont dont la construction valoriserait la ville. « Le vieux Golden Bridge est dans le collimateur. L’ouvrage est étroit, il étrangle le trafic, d’où énervements, doigt d’honneur brandi à travers les vitres, lenteur et mise en péril des affaires. Il est insuffisant. Le Boa ne peut plus le voir sans entrer en rage. Je veux en finir avec le lent, le vieux, le poussif. Je veux qu’on le détruise. Qu’on le foute à la casse, au rebut, qu’on le fasse pourrir, dépecé. » Ce projet grandiose attire les travailleurs du monde entier, à commencer par le charismatique Diderot, chef de chantier reconnu et respecté. Tous vont contribuer à l’édification de ce pont, cet élément concret de modernité.

Le choix du thème peut sembler étonnant mais la force de Maylis de Kerangal est de transformer la construction d’un pont en une véritable odyssée. Elle explore de manière presque documentaire les tenants et les aboutissants d’un tel projet : l’histoire du lieu, le contexte de la construction, l’environnement et ses habitants, chaque intervenant du chantier nous est connu. Elle épuise totalement le sujet. Maylis de Kerangal souligne par son récit qu’un tel projet est avant tout une affaire d’hommes. Ce sont tous les acteurs du chantier qui mettent à jour ce pont, qui joignent leurs forces, leurs connaissances pour élever l’édifice. Elle rend hommage à cette chaîne humaine capable de créer des objets architecturaux plus grands qu’elle. Dans ce magma humain, se forgent des destins, se dessinent des trajectoires, naissent des histoires d’amour et d’amitié. L’auteur souligne également la volonté farouche de l’homme à toujours vouloir marquer de son empreinte son environnement, de le domestiquer.
La puissance de la langue de Maylis de Kerangal, déclamatoire et poétique, rend palpitante, haletante cette construction.

Depuis « Corniche Kennedy », le travail de Maylis de Kerangal s’est affiné, sa langue s’est encore affûtée. « Naissance d’un pont » est un roman absolument remarquable et il est donc indispensable de le lire.