Il savait bien que ce n’était pas une bonne idée. Hier soir, à son retour du bureau, Matthieu s’était tranquillement installé dans son canapé avec pour seule compagnie son livre du moment. Il lui restait moins de cent pages et il comptait bien les dévorer avant de se mettre à table. Mais Nina rentra plus tôt. Matthieu se leva pour embrasser sa femme, espérant honteusement qu’elle n’aurait pas envie de lui raconter toute sa journée au bureau. Nina avait en effet l’art de transformer le moindre micro-évènement en récit épique. Ce qu’il appréciait en temps normal. Lui, le taiseux, admirait cette qualité chez sa femme et se délectait de ses croustillants récits.
Mais pas ce soir. Matthieu voulait finir son livre. Il était totalement accroché par l’intrigue, impossible de le lâcher. Nina lui fit un récit assez succinct pour une fois de sa vie de fonctionnaire au ministère de la Culture. Elle devait appeler une amie pour convenir d’une date pour un dîner. Parfait, deux bavardes ensemble au téléphone, Matthieu allait pouvoir achever sa lecture.
Et là, patatra, tout fut gâché en un instant. Un gros bruit sourd suivi de jurons de Nina.
» Matthieu, tu peux venir s’il te plaît ?
– Oui ? Qu’est-ce qui se passe ?
– Je peux savoir ce que les cartons de nos futurs meubles de salle de bain font encore en plein milieu du couloir ?
– …
– Tu avais promis de t’en occuper. Ça fait quinze jours que nous avons été livrés.
– Je sais, je sais.
– Tu pourrais t’en occuper maintenant ? Deux meubles de salle de bain, ça devrait aller vite, non ? »
Matthieu se laissa fléchir au nom de la paix des ménages. Il allait les monter ces fichus meubles. Nina était contente, elle partit téléphoner. Après 30 minutes de calme absolu, un cri douloureux retentit. Nina raccrocha et accourut dans le salon où elle trouva son mari sautillant dans la pièce en se tenant l’index de la main gauche. Un marteau gisait à ses pieds.
» Mon pauvre chéri, tu t’es tapé sur le doigt, fais-moi voir… mais qu’est-ce que ton livre ouvert fait sur cette planche ? Ne me dis pas que tu lisais en bricolant ?
– Ben euh… si… il faut bien que je sache qui a tué Roger Ackroyd !!!
Regard de pitié de Nina. Pas une bonne d’idée d’allier lecture et bricolage.
– Allez viens, je vais te faire un pansement. »
Et finalement, ils passèrent la soirée à monter et à fixer leurs meubles.
Le lendemain matin, Matthieu se réjouissait de son futur trajet dans le métro : il allait enfin pouvoir finir son roman et connaître l’identité du meurtrier. Il grimpa dans la rame, se précipita sur une place assise et ouvrit son livre avec délectation.
« – Hey Matthieu ! Comment ça va ? »
Jérôme, un collègue, s’installa à côté de lui pour discuter.
-« Le meurtre de Roger Ackroyd », excellent ! Elle nous embobine bien Agatha Christie dans ce bouquin, quand tu penses que c’est xxx qui a fait le coup ! «
En soupirant, Matthieu ôta le marque-page de son livre.
Oh ! Le sagouin !!
ça m’arrive aussi de sortir de mon train en me disant que je vais poursuivre la lecture, et là, je croise une collègue dans le bus ! Mais en général, elle ne me dévoile pas la fin 😉
J’ai de la chance, mes collègues n’empruntent pas le même chemin que moi, pas de risque d’être empêcher de lire !
J’adore !! Monter un meuble de salle de bains en lisant, quelle idée ! Et j’avoue, il m’arrive de croiser un collègue dans le metro et de plonger le nez dans mon bouquin en priant pour que la couverture de mon livre se transforme en enseigne en néon affichant : »Ne me dérange pas ! Ne me dérange pas ! » :p
Merci ! Quand on veut finir un livre, on est prêt à tout ! Je pensais aussi que lire un livre envoyait un message très clair mais ça n’arrête pas tout le monde malheureusement !
J’aime beaucoup tous ces rebondissements, cette chute et cette réflexion sur la place que peut occuper la lecture dans nos vies.
Merci Sabine, c’est notre bulle, notre respiration la lecture.
Haha le pauvre ! Je n’aurais pas aimé que l’on me révèle qui a tué Roger Ackroyd, c’est une des plus belles surprises de ma vie de lectrice de polars 😉 Je m’identifie totalement à Matthieu, moi aussi je suis « taiseuse » surtout quand je lis un livre qui me tient en haleine !
Pour moi aussi, la fin de ce roman reste un excellent souvenir de lecture d’où ce choix. Et c’est vrai que le roman a beaucoup moins d’intérêt lorsque l’on connait la fin. Malheureusement je m’en souviens parfaitement et n’ai jamais eu le plaisir de le relire.
Quand je pense qu’il y a des gens dont c’est la spécialité de vous raconter la fin d’un livre ou d’un film!!….Il me viendrait presque des envies de meurtre….Toujours cette écriture charmante et légère…
Oui, ça donnerait des envies meurtrières, j’ai hésité d’ailleurs à me lancer dans une fin apocalyptique ! Merci pour ton gentil message !
très drôle ! J’imagine la scène ! Moi je lisais et tricotais en même temps…
avec le sourire
Ah, c’est pas mal non plus de lire et de tricoter en même temps !!! Mais comment tournais-tu les pages ?!!
Texte très réussi, aussi bien du point de vue de la psychologie des personnages que des situations comiques. Bravo !
Merci beaucoup Albertine, je me suis bien amusée en l’écrivant !
Il y a beaucoup de Jérome ici et là. Il faut s’en méfier.
Les Jérôme devraient être interdits ! C’est insupportable de se faire spoiler !
Super 😉 ! Je me demande de quoi Mathieu a le plus souffert : de son doigt écrasé par un marteau ou de la révélation du coupable ? D’ici quelques jours, le doigt aura oublié le marteau, mais Mathieu n’aura pas oublié le nom de l’assassin 😦 . Moralité :la lecture se déguste seul…
A sa place, j’aurais plus souffert de la révélation de la fin d’autant plus que celle de ce roman est extraordinaire. Tu as raison, il faudrait toujours pouvoir lire au calme et seul !
oh!!! vraiment! tous se liguent contre notre lecteur pour lui ôter tout le plaisir de sa lecture! pauvre homme!
(bonne histoire!)
Je le plains, je détesterais que l’on me fasse la même chose !!! Merci pour ton message !
Oh non, quel imbécile ce collègue !! 😉
Et pourtant il voit bien qu’il n’a pas fini son livre ! Aucun savoir vivre !!!
Terrible !
Comme je le comprends ! Quand j’ai envie de finir un livre je suis comme lui.
Le collègue, il est complètement idiot ou quoi ???
Son collègue est trop enthousiaste et veut partager sa connaissance du livre ! Mais c’est vrai que c’est insupportable de se voir gâcher sa lecture ainsi !
Joli récit bien troussé, que cette malédiction qui empêche de terminer un livre. cela rique de donner à Matthieu des envies de meurtres 😉
Merci Nimentrix, à la place de Matthieu j’aurais eu envie de le frapper !
oh le pauvre ! Quel patience d’ange il a envers tous ceux qui l’empêchent de finir son livre ! Tu as réussi à « croquer » sa grande gentillesse pour sa plus grande sérénité mais ça ne le rend pas forcément heureux. Très beau texte 😉
Merci beaucoup Nady pour ton message qui me fait très plaisir !