La journée fut fructueuse pour Sam. Il la passa aux courses, au Yonkers raceway, comme tous les samedis depuis des années. Aujourd’hui, il n’avait pas perdu d’argent, il en avait même gagné un peu. Une satisfaction qui le faisait sourire alors qu’il attendait son bus pour rejoindre son appartement dans le Bronx. Il avait gardé, dans la poche de sa veste, le journal du matin. Il le sortit pour jeter un coup d’œil aux nouvelles locales. Un encart arrêta son regard. Un texte de quelques lignes encadré par un mince filet noir. L’annonce d’un décès : celui de Henry Mercer à l’âge de 75 ans, il était pleuré par sa veuve Felicia. Felicia Mercer… sa Felicia…
Ce prénom plongea Sam dans de douloureux souvenirs. Cela faisait presque trente ans qu’il n’avait pas vu Felicia, son ex-femme. Ils avaient été présentés par un ami commun lors d’une soirée. Il se rappelait parfaitement de la première fois où il avait vu Felicia. Cette petite rouquine, à la peau de porcelaine constellée de tâches de rousseur et au sourire ravageur, lui avait fait forte impression dès son entrée dans la pièce. Quelque chose d’infiniment lumineux se dégageait d’elle. Sam, qui détestait le sentimentalisme, devait bien reconnaître que les débuts de leur histoire ressemblait à un roman à l’eau de rose ! Ils se marièrent rapidement et c’est là que tout bascula. Leurs amis ne trouvèrent rien de mieux que de leur offrir une lune de miel à Las Vegas. Pourquoi ne les avaient-ils pas envoyés à Hawaï ou à Malibu ? N’importe où mais pas à Las Vegas. Qu’y-a-t-il d’autre à faire là-bas à part écumer les casinos ? Sam n’avait jamais véritablement joué mais à Las Vegas, au milieu des machines à sous, des tables de craps, des roulettes, la fièvre s’était emparée de lui. Irrésistible, incontrôlable, Sam ne pouvait plus s’arrêter. En dix jours de voyage de noces, il n’avait dîné que deux fois avec sa jeune et délicieuse épouse. Un désastre…
Au retour, malheureusement, la fièvre n’était pas tombée. L’adrénaline sécrétée au moment des paris était une drogue qui jamais ne laissait l’âme de Sam en paix. Pourtant, il était conscient du mal qu’il faisait à Felicia. Toujours absent, vidant inlassablement leur compte en banque et leur livret d’épargne, Sam s’enfonçait toujours plus. Perdre lui donnait toujours plus envie de jouer, de se refaire, de forcer la chance et son destin. La coupe fut pleine pour Felicia lorsqu’il mit en gage leurs deux alliances. Il n’essaya pas de la retenir et ne tenta jamais de la revoir. Il avait assez gâché sa vie.
Et aujourd’hui, elle réapparaissait dans sa vie. Un signe, c’était forcément un signe. L’annonce de décès comportait une adresse, il n’eut aucun mal à trouver son numéro. Mais oserait-il la recontacter ? Il avait changé, les courses étaient sont seul vice aujourd’hui et il jouait toujours peu. Il attendit quinze jours pour l’appeler :
« Allo ?
– Felicia ?
– Oui, elle-même. Qui est à l’appareil ?
– C’est Sam, Sam Arlen.
– Je n’ai connu qu’un seul Sam. Comme c’est étrange de t’entendre après toutes ces années. Comment vas-tu ?
– Oh, ça va, on fait aller. Mes condoléances pour ton mari.
– Merci, je vois que tu n’as pas perdu l’habitude d’éplucher le journal !
– Les habitudes ont la vie dures !
– Toutes les habitudes ?
– Non, pas toutes. Certaines ont fini par passer. Dis, est-ce que l’on pourrait se voir pour discuter. Je ne suis pas très à l’aise avec le téléphone.
– Bien sûr, veux-tu passer chez moi demain après-midi ?
– Avec plaisir.
– Mon immeuble est juste à côté de la station de bus Greyhound après le pont de Brooklyn. On dit 15h ?
– Parfait, à demain Felicia ! »
Sam sentait son cœur bondir dans sa cage thoracique. Il fallait faire vite : donner un coup de fer à son plus beau costume, aller chez le coiffeur, rendre présentable ce que l’âge avait fait de lui. Le lendemain arriva très vite malgré la nuit blanche passée à se tourner et se retourner en imaginant leurs retrouvailles. Sam ne tenait plus en place chez lui. Il partit tôt, descendit au pont de Brooklyn, flâna un peu. Tout lui paraissait plus net, plus vif. Tout semblait neuf, lumineux à ses yeux. Une sensation d’ivresse, de joie totale l’habitait.
A l’approche de 15h, il se dirigea vers la rue de Felicia. Il ne pouvait s’empêcher de sourire comme un gamin. Les yeux rivés vers l’immeuble, il essayait de deviner quelle fenêtre était celle de Felicia. En traversant, Sam ne vit pas le bus Greyhound qui sortait de la station, il ne vit pas non plus le chauffeur paniqué qui essaya de freiner mais n’y arriva pas à temps.
J’aime beaucoup ton texte, vraiment ! A l’exception peut-être, si je puis me permettre, du dialogue qui casse un peu l’intensité et la classe du reste 😉
Mais oui permets toi ! J’apprécie que l’on me dise ce qui va et ce qui ne va pas dans mes textes. En le tapant, je dois bien avouer que je trouvais ce dialogue un peu moyen. J’aurais envie de le réécrire maintenant que je lis ton commentaire ! Et merci pour l’intensité et la classe, tes compliments me touchent.
J’aurais écrit la même chose que Steph, le dialogue, avec des phrases courtes, « casse » le rythme dense du reste du texte. J’aime beaucoup le reste, avec la chute … terrible étourderie fatale.
Bon bah tant pis pour le dialogue ! Heureusement que tu aimes le reste !
Je crois que c’est une remarque de prof ça … on a tellement de dialogues vains dans les rédactions que ça devient épidermique ! 😛
Mais vous avez raison de me dire ce que vous aimez moins dans mes textes. Au contraire, je suis preneuse de vos conseils et vos remarques.
Dans tous les jeux, le hasard a sa part. Aux jeux des retrouvailles, Sam a perdu ! Je rejoins Stephie sur le dialogue. Petite question : tu écris d’abord à la main ? Je me pose la question depuis hier et ton commentaire sur Facebook.
Ohlalala vous me donnez vraiment envie de revoir ma copie !!! Oui, j’écris toujours à la main tous les billets qui apparaissent sur ce blog. Je ne saurais pas te dire pourquoi mais je n’arrive pas à écrire devant un écran et un clavier. Ça ne me fait pas gagné de temps en tout cas !
Mais pourquoi ? Te voilà toi aussi dans la catégorie des auteurs qui sont méchants avec leur personnage 😉
Je m’attendais à ce qu’elle lui ai joué un tour, j’avais bien tiqué quand tu as parlé du dépot de bus, mais je n’avais pas pensé à ça. Bravo !
Et pourtant, je l’aimais bien Sam !!! En général, j’ai tendance à enfoncer mes personnages plutôt que le contraire…ma nature optimiste sans doute ! Merci pour ton message Estelle !
Quelle terrible chute!!!! J’ai adoré le texte, l’idée du cadeau empoisonné, le repentir. Les alliances gagées m’ont fait mourir de rire… puis on se laisse gegner par les espoirs, tout comme lui… Bravo!
Merci Sabine, ton enthousiasme me fait plaisir !
juste au moment où je me disais « en voilà une veuve joyeuse! » elle l’est une deuxième fois 😉
Oui, la pauvre n’aura pas eu de chance avec ses maris !
Ah non!…..Le terrible jeu de la roulette a sorti le noir, alors que j’étais d’accord pour que ça finisse bien….Tu es vraiment sûre qu’il est mort?…..
(moi aussi j’écris sur du papier, les idées me viennent souvent à des moments bizarres et je n’ai encore jamais pris mon ordi dans mon bain!!!!)
Malheureusement Bénédicte, je crois bien que Sam ne s’en es pas sorti !!! Désolée…
Quelle fin, un quitte ou double à l’envers, en quelque sorte!
Belle histoire.
Merci Jacou !
J’aime beaucoup tous les détails d’une fructueuse recherche, du souci du détail, cela en devient intéressant et prenant pour moi, qui n’y connais absolument rien aux jeux de Casino. Sam est sur un nuage, il rêve et est encore amoureux, insouciant, léger, heureux, et le bus passe : impair et passe
Merci beaucoup pour ton message, c’est vrai qu’en général j’aime soigner les détails de mes histoires.