« Le 18 août 2021, j’ai passé la nuit au Musée Anne Frank, dans l’Annexe. Je suis venue en éprouver l’espace car on ne peut éprouver le temps. On ne peut pas se représenter la lourdeur des heures, l’épaisseur des semaines. Comment imaginer vingt-cinq mois de vie cachés à huit dans ces pièces exiguës ? Alors, tout la nuit, j’irai d’une pièce à l’autre. J’irai de la chambre de ses parents à la salle de bain, du grenier à la petite salle commune, je compterai les pas dont Anne Frank disposait, si peu de pas. » C’est à un lieu vide que se confronte Lola Lafon, un lieu où l’absence de ses habitants résonne terriblement. Otto Frank, le seul survivant, a voulu que l’Annexe soit ainsi conservée lorsqu’elle est devenue un musée dans les années 60. Le texte passionnant et bouleversant de l’autrice nous offre un nouvel éclairage sur le journal d’Anne Frank et sur sa postérité. La jeune fille a commencé à écrire le 12 juin 1942 sans intention d’être lue. En mars 1944, le ministre de l’Education des Pays-Bas demande aux hollandais de garder leurs journaux intimes qui pourront être lus comme des témoignages. A partir de ce moment, Anne Frank n’écrit plus pour elle mais pour nous, pour être lue un jour. Et cela change tout puisque le journal n’est plus un texte spontané mais une œuvre réfléchie, retravaillée. Et c’est bien ainsi qu’il faudrait le lire, l’étudier. Lola Lafon revient également sur la postérité du journal et de sa jeune autrice. Anne Frank devient une icône, son texte est adapté au théâtre, au cinéma, il est tronqué, modifié pour cacher l’horrible réalité de la mort de la jeune fille. Celle-ci est également sujet à la haine et au négationniste dès la publication du journal.
La confrontation avec Anne Frank est aussi l’occasion pour Lola Lafon d’affronter ses propres fantômes et c’est sans doute ce qui m’a le plus émue dans son texte. « Plutôt que savoir, il faudrait dire que je connais cette histoire, qui est aussi celle de ma famille. Savoir impliquerait qu’on me l’ait racontée, transmise. Mais une histoire à laquelle il manque des paragraphes entiers ne peut être racontée. Et l’histoire que je connais est un récit troué de silences, dont la troisième génération après la Shoah, la mienne, a hérité. » A la mort de certains de ses proches en camps de concentration, s’ajoutent l’enfance en Roumanie, un adolescent croisé brièvement qui sera victime d’un autre génocide.
Avec une infinie pudeur, Lola Lafon réussit à se confronter à sa lourde histoire familiale, tout en la mêlant à celle d’Anne Frank. Un texte douloureux et saisissant.
Un très beau roman qui m’a ému !
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