La collision de Paul Gasnier

Le 6 juin 2012, dans le quartier de la Croix Rousse à Lyon, une femme à vélo est percutée par une moto. Le conducteur, Saïd, roulait à 80 km/h en roue arrière et il perdit le contrôle de son véhicule. La cycliste décédera une semaine après l’accident. Cette femme était la mère de Paul Gasnier, aujourd’hui journaliste à Quotidien. Dix ans plus tard, lors de la campagne présidentielle, les propos d’un candidat d’extrême-droite vont l’emmener à interroger les faits douloureux vécus en 2012. « La correspondance entre mon vécu et son fantasme politique n’a pas cessé de me hanter depuis cette campagne présidentielle, où il faut martelé que l’immigration provoquait de la délinquance et qu’il était urgent d’en protéger les Français. Il fallait le reconnaître : l’extrême-droite avait mis le doigt, avec talent, sur cette confusion et cette colère que j’avais intimement vécu. » Pour dépasser cette colère, « pour comprendre à défait de pardonner », Paul Gasnier va enquêter avec rigueur sur le fait divers qui a bouleversé sa vie. Il s’appuie sur les rapports médicaux, de police, le dossier d’instruction, le récit de témoins pour essayer d’appréhender la généalogie de la violence urbaine. A partir de l’histoire de sa mère et de celle de Saïd, il élargit son propos, essaie de saisir ce qui fracture la France aujourd’hui. Paul Gasnier mélange le récit à l’enquête avec sérieux, sans pathos et avec humanisme. La sobriété et le recul, dont il fait preuve, n’empêchent pas l’émotion et l’on sent la douleur profonde, le deuil terrible qui frappa une famille unie et sans histoire.

« La collision » est un texte remarquable d’intelligence, de réflexion et de justesse où la colère ne met pas à mal les convictions de son auteur.

L’appel de Leila Guerriero

Pendant presque deux ans, la journaliste argentine Leila Guerriero a côtoyé Silvia Labayru mais également se proches, ses amis. En 1976, Silvia est âgée de 20 ans, elle est enceinte de cinq mois et elle fait partie des Montoneros, un groupe péroniste paramilitaire. Le 29 décembre, elle est arrêtée, enfermée à l’ESMA (Ecole de mécanique de la marine) qui fut un centre clandestin de détention sous la dictature. Durant deux ans, elle y fut torturée et violée. Silvia fut l’une des trois plaignantes a intenté un procès à ses bourreaux en 2014.

Ce qui est particulièrement intéressant dans l’histoire de Silvia est sa sortie de l’ESMA. On imaginerait un moment heureux, un accueil réjoui de la part de son entourage. Mais la jeune femme sera reniée, rejetée. Si elle a survécu, c’est forcément qu’elle a trahi. Leila Guerriero montre bien les mécanismes mis en place par les militaires pour semer le doute. Beaucoup de prisonniers de l’ESMA sont exécutés rapidement. Ceux qui ne le sont pas, sont rééduqués et donc mal vus à leur sortie. Les conditions de détention de Silvia ont posé question à ses proches. Elle avait le droit de sortir régulièrement, de les voir, l’un de ses geôliers l’emmenait dîner. De quoi rendre ses camarades Montoneros suspicieux. Le portrait de Silvia Labayru est fait de zones d’ombre que Leila Guerriero tente d’éclaircir au fur et à mesure de ses nombreux entretiens et que se noue une relation de confiance avec Silvia. Cette dernière fait montre d’une incroyable force de caractère, elle ne laisse pas son passé l’engloutir et continue à avancer.

« L’appel » est un livre très dense, qui demande une certaine attention et qui nous livre le portrait saisissant d’une femme mais également d’une époque sombre de l’histoire argentine.

Traduction Maïra Muchnik

Le veuf noir du Grand Canyon de Vincent Manilève

Robert Spangler est un homme séduisant, affable, charismatique que tout le monde apprécie. Le malheureux homme voit le sort d’acharner sur lui depuis 1978. Il est en effet trois fois veufs : sa première femme Nancy s’est suicidée après avoir assassiné leurs deux enfants adolescents ; sa deuxième femme Sharon est morte suite à une overdose de médicaments ; sa troisième femme Donna a fait une chute mortelle d’une falaise du Grand Canyon où Robert aimait randonner. Cela finit par faire beaucoup pour un seul homme et la police commence à regarder de plus près la mort de ces trois femmes.

Le récit de la vie de Robert Spangler n’est évidemment pas baser sur le suspens et la question de  savoir s’il a tué ou non ses femmes. Le destin ne s’est bien entendu pas acharner sur lui durant toutes ses années, il est bien le meurtrier de ses épouses et enfants. En raison de la personnalité de Spangler, de son art consommé du mensonge, personne (ou presque, l’ex-mari de Donna et leurs enfants sont plus sceptiques)  n’a mis en doute sa version des faits. L’enquête de Vincent Manilève se dévore comme un roman, les faits sont méthodiquement exposés. Comme toujours avec la collection Society, l’affaire est recontextualisée, inscrite dans un territoire que l’auteur a visité dans le cadre de son enquête. Ici, nous sommes plongés dans l’un des sites les plus impressionnants des États-Unis : le Grand Canyon. Robert et sa deuxième femme ont fait partie des « canyoneers », des randonneurs qui explorent en profondeur le canyon. Sharon a d’ailleurs écrit un livre référence sur le sujet « On foot in the Grand Canyon ».

L’affaire de Robert Spangler s’étale de 1978 à 2000, date à laquelle il sera arrêté. Il mourra d’un cancer l’année suivante. Sa personnalité complexe, la durée de ses méfaits rendent l’enquête de Vincent Manilève captivante.

Mon vrai nom est Elisabeth d’Adèle Yon

« Si je devais qualifier la relation qui se noue alors avec cette arrière-grand-mère que je n’ai pas connue, si j’avais suffisamment de souvenirs de cette période obscure qu’est l’adolescence pour le faire, je dirais que son idée fait naître ma première véritable peur : celle d’être folle. » Cette inquiétude a touché toutes les femmes de la famille d’Adèle Yon, comme si la schizophrénie de leur aïeule était héréditaire ou contagieuse. Le souvenir d’Elisabeth, appelée Betsy, plane sur la famille sans qu’elle ne soit jamais évoquée. Malgré les non-dits et les réticences des membres de sa famille, Adèle Yon continue à questionner, à gratter là où ça fait mal pour découvrir l’histoire de son arrière-grand-mère.

Au travers de documents d’archives (notamment ceux de l’asile), de lettres, de témoignages de sa famille, Adèle Yon dresse le portrait édifiant et bouleversant de Betsy. Née en 1916 à St Germain-en-Laye dans une famille bourgeoise, elle fut mariée à André à 24 ans et elle a six enfants en sept ans. Exubérante, ayant un grand besoin de liberté et fragilisée par ses grossesses à répétition, Betsy fut diagnostiquée schizophrène et elle a subi des traitements d’une violence inouïe (électrochocs, cure de Sakel qui est l’enchainement de comas hypoglycémiques), avant d’être lobotomisée et internée pendant dix sept ans à la demande de son mari et de son père.

Ce qui m’a frappée, c’est l’évidente incompatibilité entre Betsy et son futur mari, un catholique forcené qui veut que sa femme soit une sainte. Dans les documents de l’hôpital, les symptômes de Betsy ne correspondent pas à la schizophrénie mais il fallait se débarrasser de cette épouse trop vivante, trop enjouée, trop sensible et donc dérangeante. Ce qui est également édifiant dans l’enquête d’Adèle Yon, c’est l’usage de la lobotomie qui n’a jamais eu pour but de soigner. Elle n’a aucune fonction thérapeutique mais uniquement un rôle social. Grâce à cette opération, les femmes rentrent dans le rang et redeviennent de bonnes ménagères, de bonnes mères. Le destin de Betsy fait écho à beaucoup d’autres, j’ai pensé à Rosemary Kennedy, Sylvia Plath, Camille Claudel mais également au superbe roman de Maggie O’Farrell « L’étrange disparition d’Esme Lennox ».

Adèle Yon redonne vie à son arrière-grand-mère grâce à son enquête obstinée. Un destin brisé, étouffé comme celui de nombreuses femmes dont le goût pour la liberté effrayait les hommes. Un livre évidemment bouleversant.

Woolf d’Adèle Cassigneul

En cette année du centenaire de la publication  de « Mrs Dalloway », de nombreuses publications sur Virginia Woolf ont fleuri sur les étagères des librairies. La plus originale est sans aucun doute celle d’Adèle Cassigneul dans la collection « Icônes » des éditions Pérégrines. La forme du texte est surprenante puisqu’elle mélange des paragraphes denses de réflexions avec des passages plus poétiques, plus déstructurés. L’essai est également singulier dans la manière qu’a Adèle Cassigneul de regarder, d’analyser l’œuvre woolfienne. 

« Défitichisons » me semble le maitre mot de « Woolf ». Le statut d’icône de l’autrice anglaise (sa photo de profil est devenue un objet commercial), qu’elle n’a jamais souhaité, masque en effet son œuvre mais également celles d’autres artistes ou penseuses. Adèle Cassigneul souhaite donc faire descendre Virginia Woolf de son piédestal pour mieux la lire et mettre en lumière celles qui ne le sont jamais (c’est notamment le cas des femmes qui ont travaillé pour les Woolf à la Hogarth Press ou à Monk’s House). 

L’essai aborde de nombreux thématiques : l’importance de la mère disparue trop tôt, le travail d’éditrice (la composition typographique des textes publiés aurait permis à VW de déconstruire la langue), de journaliste (VW a toujours vécu de sa plume), de remodelage de la phrase pour bouleverser l’ordre établi. 

Mais Adèle Cassigneul souhaite également montrer les limites de Virginia Woolf. Elle a tendance à perpétuer « (…) un canon de génies littéraires reconnues » au travers de ses  textes et ainsi d’invisibiliser la grande diversité et richesse  des écrits publiés à la même époque. De même, les questions de race semblent absentes de ses réflexions. Malgré ses efforts pour sortir des carcans de son époque. « VW était une femme de son temps, un temps qu’elle n’a pas su excéder et dont elle reflète les possibles comme les limites. » 

Loin de l’image mélancolique et spectrale de Virginia Woolf, Adèle Cassigneul nous offre un portrait vivant, foisonnant de l’autrice. Il ne faut pas figer Virginia Woolf mais sans cesse la lire et la relire en la faisant dialoguer avec des textes de féministes contemporaines. Une lecture particulièrement enrichissante. 

La disparue du cinéma de Guillaume Tion

Le 17 mai 1995, Carole Prin appelle son compagnon Roland Moog qui travaille comme projectionniste au cinéma Star. C’est d’ailleurs là qu’ils se sont rencontrés, Carole y est caissière. Ce soir de mai, elle prévient Roland qu’elle part à la maternité en voiture car ses contractions se font plus fortes. Le futur père quitte son travail pour la rejoindre à l’hôpital. Là-bas, aucune Carole Prin n’est enregistrée. Roland retourne à leur domicile où il trouve un appartement vide. Il prévient la police et finit par retrouver la voiture de Carole mais aucune trace de celle-ci. Elle semble s’être volatilisée.

Dans l’esprit de leur collaboration avec Society, les éditions 10/18 lancent une nouvelle collection de True Crime, avec Libération, consacrée aux faits divers français. L’affaire de la disparition de Carole Prin a déjà fait l’objet de podcasts, d’un « Faites entrer l’accusé » et à l’époque Roland Moog avait participé à l’émission « Perdu de vue ». Guillaume Tion, journaliste à Libération, a fait un important travail de recherches documentaires et a pu contacter certains témoins ou proches de la victime. Même si le coupable semble assez évident, l’enquête, qui finira par le démasquer fut compliquée et dura de longues années (absence du corps de Carole, fausse piste au départ dû à un témoignage erroné).

Ce qui m’a intéressé dans « La disparue du cinéma », c’est l’intérêt de Guillaume Tion pour les personnalités des protagonistes de l’histoire qu’il explore en détails. Celle de Roland Moog est véritablement stupéfiante. Cet homme cloisonnait totalement sa vie et les différentes personnes qui en faisaient partie. Il avait eu des enfants d’une précédente union et ses parents n’en avaient jamais entendu parler. Seul son frère jumeau semblait au courant de toute la vie de Roland. Autre chose qui m’a plu dans ce livre est la façon dont Guillaume Tion met en lumière l’enfant de Carole qui meurt le jour de sa naissance sans qu’il ne soit jamais pris en compte dans l’enquête ou dans le jugement qui sera rendu.

Encore une fois, la collection true crime de 10/18 nous offre un récit de qualité, solidement documenté et scrupuleux dans la reconstitution des faits.

La disparue de la réserve Blackfeet d’Anaïs Renevier

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Aux Etats-Unis, une femme native disparaît toutes les huit heures dans une grande indifférence. Ashley Loring Heavyrunner est l’une d’elle. En juin 2017, elle se rend à une fête dont elle ne reviendra jamais. Elle avait 20 ans et sept ans après sa disparition, son corps n’a toujours pas été retrouvé. Anaïs Renevier a mené une enquête rigoureuse et passionnante sur Ashley et plus largement sur les très nombreuses disparitions de femmes natives aux Etats-Unis (mais c’est le cas aussi au Canada). 

Plusieurs facteurs expliquent ces disparitions, ces meurtres et le désintérêt des autorités. Les Amérindiens subissent des violences depuis cinq siècles, ils ont été méthodiquement exterminés, aussi bien physiquement qu’économiquement et culturellement. Leur situation aujourd’hui découle de ce massacre originel. Dans les réserves, la pauvreté est endémique, la drogue et l’alcool y font de terribles ravages. Ce sont de plus de très vastes territoires, isolés, comme la réserve des Blackfeet, au cœur d’une nature sauvage et dangereuse. Anaïs Renevier explique également très bien l’inaction récurrente des autorités. La réserve dépend de deux forces de l’ordre (police tribale, police d’Etat) et de deux agences fédérales (FBI et BIA). Chacune se renvoie la balle lors de disparitions et rien n’avance. « Les enquêtes passent à la trappe, les dossiers ne sont jamais instruits. Dans le cas d’Ashley Loring Heavyrunner et dans toutes les affaires de disparitions, la question est encore plus difficile à trancher, il n’existe aucune certitude qu’un meurtre a été commis. » Les familles ne peuvent compter que sur elles-mêmes. Dans le cas d’Ashley, sa sœur Kimberley a fait en sorte qu’elle ne soit pas oubliée. Elle a organisé des battues dans la réserve, des marches et est allée jusqu’au Congrès pour témoigner. Depuis deux ans, Loxie, la mère d’Ashley et Kimberley, a repris le flambeau sans malheureusement obtenir plus de résultats. 

Anaïs Renevier dresse un constat dramatique et consternant sur la situation des femmes natives aux Etats-Unis. Une enquête qui nous éclaire sur un sujet dont on entend peu parlé ce côté-ci de l’Atlantique. 

La disparition de Chandra Levy de Hélène Coutard

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Le 1er mai 2001, à Washington DC, Chandra Levy, stagiaire au bureau fédéral des prisons, disparait sans laisser de traces. La jeune femme avait quitté Modesto en Californie, où résident ses parents, en septembre 2000 après un master d’administration publique. Chandra a la tête sur les épaules, elle est sérieuse et très mâture sauf quand il s’agit de ses relations amoureuses. Elle apprécie les hommes plus âgés. « C’est quand l’amour frappe qu’elle ressemble de nouveau à ce qu’elle est une jeune fille naïve de 20 ans. Les hommes dont elle tombe amoureuse, c’est l’angle mort de sa sagesse. » A Washington, elle rencontre le député du parti démocrate Gary Condit et devient sa maitresse. Serait-il impliqué dans sa disparition ? Et qu’est-il arrivé à la jeune femme ?

Je lis pour la deuxième fois un livre de la collection « True crime » lancée par 10/18 et Society et l’enquête menée par Hélène Coutard est passionnante. Autant le dire dès le départ, la disparition de Chandra Levy fait partie des affaires non résolues et ce pour plusieurs raisons. L’affaire a été surexposée par les chaines d’info en continu qui, après la guerre du Golfe, se sont intéressées aux faits divers. La question de la moralité de Chandra, de sa vie sexuelle et sentimentale passe au premier plan dans les médias. Sa vie est analysée, jugée. Sa ressemblance avec Monica Lewinsky n’est pas étrangère à ce traitement médiatique. Le 11 septembre va stopper net cette enquête qui cumulait les erreurs de la part de la police : les bandes de la vidéosurveillance de l’immeuble de Chandra non visionnées, son ordinateur rendu inutilisable par un policier. Et cela continue après la découverte du corps de Chandra dans le Rock Creek Park en mai 2002. Gary Condit aura également menti longtemps sur sa relation avec Chandra ce qui ne facilita pas le travail de la police.

« La disparition de Chandra Levy » est une affaire très touchante, les parents de la jeune femme prometteuse ne sauront sans doute jamais ce qui lui arriva. Son amant voulait-il la voir disparaître ? A-t-elle été victime d’un serial killer ? Hélène Coutard décortique avec minutie cette enquête, les différentes pistes et témoignages et nous offre un récit immersif et prenant.

Les Brontë de Jean-Pierre Ohl

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En prévision d’un voyage dans le Yorkshire, j’ai relu l’excellente biographie que Jean-Pierre Ohl a consacré aux sœurs Brontë. Dans un style très fluide et en s’appuyant  sur de nombreuses sources, l’auteur nous propose un portrait précis et juste de cette fratrie qui fascine par son originalité et sa créativité. L’auteur revient sur les grands moments fondateurs qui ont nourri l’imaginaire des enfants Brontë : le jeu des masques institué par leur père Patrick pour que les enfants s’expriment librement, le pensionnat où seront envoyées les quatre filles aînées Maria, Elizabeth, Charlotte et Emily (les deux aînées décèderont après leur passage dans cette institution maltraitante que l’on retrouvera dans « Jane Eyre), les soldats de bois offert à Branwell par son père et qui seront le point de départ de leurs royaumes imaginaires Angria et Gondal, la liberté laissée par le révérend Patrick Branwell à ses enfants dans le choix de leurs lectures (romans, journaux, magazines).

Jean-Pierre Ohl rend à chaque enfant Brontë sa place dans la fratrie soulignant ainsi leur complémentarité, et il dessine des portraits très fins de chacun. Charlotte est celle que l’on connaît le mieux grâce à sa correspondance avec ses amies Mary Taylor et Helen Nussey. Elle est celle qui est curieuse du monde extérieur et veut être publiée (elle pousse ses sœurs à le faire également). Elle souffrira toute sa vie de dépression et après la mort de ses frère et sœurs, elle éprouvera de grandes difficultés à écrire ce qui la rend très touchante. Emily est celle qui est la plus attachée à Haworth et à sa lande. Elle est inflexible, revêche et montre un incroyable courage physique. Anne est la plus discrète, la plus calme, elle fait montre de beaucoup de stoïcisme, d’altruisme et d’abnégation. Jean-Pierre Ohl replace à leur juste valeur ses deux romans, malheureusement moins lus que ceux de ses brillantes aînées. Et il ne faut pas oublier Branwell, le plus prometteur et le plus protégé de la fratrie, sans doute plus doué avec les mots qu’avec des pinceaux. Vulnérable, il plonge, après de nombreuses déconvenues, dans l’alcool et l’opium. Mais Jean-Pierre Ohl rappelle à juste titre le rôle essentiel qu’il joua dans la dynamique familiale : « En tout cas, le rôle d’aiguillon, d’étincelle, de perpétuel stimulant dans la construction d’un univers imaginaire collectif à nul autre pareil ne peut guère lui être dénié. » 

Jean-Pierre Ohl revient sur la création du mythe autour des sœurs Brontë et la malédiction supposée qui les aurait frappées. Il tord le cou aux légendes et analyse de façon critique certaines biographies notamment celles d’Elizabeth Gaskell et de Daphné du Maurier. Enfin, il remet en perspective la vie de la famille Brontë dans le contexte historique et sociétal particulièrement mouvementé à l’époque.

Comme celle consacrée à Charles Dickens, Jean-Pierre Ohl a écrit ici une biographie passionnante, très agréable à lire et complète sur la famille Brontë que je vous invite à découvrir si, comme moi, elle vous fascine.

D’images et d’eau fraîche de Mona Chollet

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« Je suis bien consciente, d’ailleurs, du paradoxe et du défi, du pari forcément perdu d’avance qui sont au cœur de ce livre : j’essaie de mettre des mots sur une expérience qui consiste précisément à quitter le rivage des mots pour se livrer au pouvoir des images, aux sortilèges qu’elles seules peuvent exercer, à la jouissance qu’elles seules peuvent procurer. » Dans son dernier essai, Mona Chollet fait un pas de côté pour nous parler de sa passion pour les images. Elle les collectionne d’expositions en flâneries numériques sur Pinterest ou Tumblr. Internet ouvre d’infinies possibilités pour glaner des images et compléter des collections thématiques. Cela en devient vertigineux. Mona Chollet confesse un besoin de posséder les images (allant jusqu’à voler un livre de photos chez un ami) que je comprends et partage totalement en adepte de la capture d’écran si l’image ne peut se télécharger.

Sa collection d’images est finalement un miroir d’elle-même, un autoportrait fragmenté. Elle offre, à ceux qui partagent la même passion, une fenêtre ouverte sur sa sensibilité, ses goûts, son monde intérieur. Et elle se rend compte que les œuvres qui l’enthousiasment le plus sont toutes liées à l’enfance.

S’entourer d’images (photos, estampes, peintures, dessins, portraits de personnes que l’on admire et auxquelles on peut s’identifier) est également un moyen de cultiver la beauté. Celle-ci peut être un abri, une consolation face à la dureté du monde. « La plongée dans les images d’art restaure mon rapport au monde abîmé par l’enchainement de l’actualité. »

« D’images et d’eau fraîche » est un essai captivant, inspirant, richement illustré. Collectionnant moi-même les images, je me suis très souvent retrouvée dans les propos de Mona Chollet et son essai m’a ouvert des pistes de réflexion sur ce besoin de m’entourer d’images.