Vie et mort de Harriett Frean de May Sinclair

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Harriett Frean est fille unique, elle est choyée et protégée durant toute son enfance par son père et sa mère. Une famille idyllique dont les membres sont heureux ensemble, loin du bruit du monde et de la sociabilité. Le temps passe, les années se répètent dans le confort d’un cocon que Harriett ne souhaite en aucun cas quitter. L’élégance morale de ses parents est un modèle qu’elle s’évertue à suivre, préférant sacrifier sa vie personnelle à son idée de la grandeur. Mais que va-t-il advenir de Harriett Frean lorsque ses parents ne seront plus là ?

« Vie et mort de Harriett Frean » est un petit bijou où May Sinclair étudie avec minutie la psychologie de son héroïne. Par petite touches, elle dresse son portrait, nous raconte toute sa vie. Harriett Frean est prisonnière de son milieu social et de sa famille. Mais contrairement aux classiques héroïnes victoriennes, c’est le modèle de la mère qui l’étouffe. Elle habitera avec elle jusqu’au décès de cette dernière (May Sinclair a d’ailleurs vécu la même chose et elle se mit à écrire après la mort de sa mère). Harriett se révèle en réalité orgueilleuse, égoïste, hautaine et incapable de changer. La vie lui offre des possibilités qu’elle laisse passer et plonge peu à peu dans l’immobilisme, la léthargie. May Sinclair fait le portrait de son personnage avec une grande acuité, une précision redoutable dans ses travers. Son héroïne est plus à plaindre que véritablement détestable.

Après avoir aimé « Les trois sœurs », je me suis régalée à la lecture de « Vie et mort de Harriett Frean », qui j’espère ouvrira la voix à de nouvelles traductions de May Sinclair.

Traduction Diane de Margerie

Ciel vert, ciel d’eau de Mavis Gallant

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Florence MacCarthy suit sa mère, Bonnie, à travers l’Europe depuis le divorce de ses parents. De Venise, à Cannes, en passant par Paris, Flo grandit dans des hôtels sans véritables attaches ni éducation. « Parce que sa mère l’avait trainée partout, parce qu’elle n’avait jamais appartenu à une société fixe, elle ignorait comment les gens parlaient : elle était démunie de la menue monnaie qui permet les échanges légers. » Lorsque Flo rencontre Bob à Cannes, elle s’y accroche comme à une bouée de sauvetage, elle le voit comme la patrie qu’elle n’a jamais eue.

Mavis Gallant est avant tout une autrice de nouvelles, elle n’a écrit que deux romans dont « Ciel vert, ciel d’eau » qui est un texte court. L’intrigue se décline en quatre chapitres où une personne regarde de manière extérieur le couple mère-fille. Il y a George, le cousin de Florence, qui  ouvre et ferme le livre ; Doris la voisine de Flo et Bob à Paris ; Wishart un ami de la mère qui vient lui rendre visite à Cannes. Chacun des chapitres pourrait être une nouvelle en soi. Ensemble, ils forment l’histoire d’une relation mère-fille exclusive, étouffante. Florence se sent responsable de sa mère depuis son divorce, et ce même si elle n’était qu’une enfant à l’époque. Un pacte tacite s’est noué entre elles qui les empêche de se séparer. Florence est un personnage à la dérive, en exil perpétuel. On la voit perdre pied petit à petit, elle s’enfonce dans la mélancolie et la dépression. L’atmosphère du livre est flottante, un peu étrange et triste. Elle m’a laissée à distance des personnages.

J’ai découverte Mavis Gallant avec ce roman qui décrypte une relation mère-fille toxique pour cette dernière. Ce court roman laisse à son lecteur une sensation de malaise et de profond gâchis.

Traduction Eric Diacon

Bilan livresque et cinéma de janvier

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Et nous voilà repartis pour une nouvelle année riche en lectures et en films et en ce mois de janvier 2023 j’ai lu sept livres. J’aurais commencé cette nouvelle année par une petite déception avec « La fin d’une ère » qui clôt la saga d’Elizabeth Jane Howard. Je n’ai pas non plus été totalement convaincue par le dernier roman de Julian Barnes « Elizabeth Finch », même si certains aspects m’ont plu. Le reste de mes lectures fut plus concluant avec la découverte d’Isabelle Amonou et son « Enfant rivière », celle de Laura Ulonati et de sa biographie romancée des sœurs Stephen, celle de Maria Larrea qui a écrit un premier roman très intéressant et singulier, celle d’Anne Enright avec son dernier roman « Actrice ». J’ai retrouvé avec beaucoup de plaisir la plume de May Sinclair avec « Vie et mort de Harriett Frean », un petit bijou dont je vous parle très bientôt.

Huit films sont venus complétés ce premier mois de l’année avec trois coups de cœur :

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1953, M. Williams est fonctionnaire à la mairie de Londres. Austère, rigide, toujours ponctuel, il impressionne ses subalternes par sa rigueur. Mais cette vie si bien réglée va être bouleversée lorsqu’il va apprendre qu’il n’a plus que six mois à vivre. Ne serait-il pas temps qu’il profite de la vie ?

L’intrigue de « Vivre » est aussi simple que çà mais le résultat est un bijou d’émotions. Oliver Hermanus adapte le film d’Akira Kurosawa à partir d’un scénario de Kazuo Ishiguro (on ne peut s’empêcher de penser aux « Vestiges du jour »). M. Williams évolue dans le Londres gris d’après-guerre où il y a encore tant à reconstruire. Et après quelques jours de dérives à Brighton, il choisit de laisser une trace, de sortir un dossier de sa pile poussiéreuse de la mairie afin de concrétiser un projet pouvant améliorer le quotidien d’un quartier. Bill Nighy éclabousse le film de son élégance, de sa classe so english et de son talent minimaliste si précieux. « Vivre » et M. Williams se révèleront absolument bouleversants.

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Sur une petite île irlandaise, Colm a décidé de ne plus adresser la parole à Pàdraic. Ils sont pourtant amis de longue date. Pàdraic n’a pourtant rien fait pour mériter ça et il ne comprend pas la réaction de son ami. Il s’obstine à aller le chercher pour aller au pub, à lui parler sans cesse. Colm le menace alors de se couper un doigt s’il continuait à lui parler.

Le réalisateur de « Bons baisers de Bruges » et de « Billboards, les panneaux de la vengeance » nous propose ici une fable singulière et surprenante. Sur cette île isolée et peu peuplée, les relations humaines sont comptées et l’attitude de Colm est incompréhensible. Mais celui-ci, qui a la soixantaine, ne veut plus perdre de temps en bavardages, il veut créer, écrire de la musique. Pour Pàdraic en revanche, rien n’est plus important que ses soirées au pub avec son ami. L’histoire des deux hommes tourne à l’absurde lorsque chacun s’entête. Martin McDonagh a eu l’excellente idée de reformer le duo d’acteurs de « Bons baisers de Bruges » : Colin Farrell et Brendan Gleeson qui excellent. Les paysages splendides et rudes forment un cadre idéal à cette histoire d’amitié qui souligne l’étrangeté de l’autre.

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Los Angeles, années 1920, les débuts du cinéma font se croiser Jack Conrad, une star montante, Nellie LeRoy, une jeune femme prête à tout pour se voir sur grand écran et Manny Torres, un jeune émigré mexicain qui fera tous les métiers existants sur les plateaux de tournage. L’époque est aux fêtes orgiaques, les tournages sont épiques et bricolés mais la joie de filmer est éclatante. L’arrivée du cinéma parlant, et bientôt du code Hays, va changer la donne et transformer cet art artisanal en industrie.

Damien Chazelle nous offre avec son dernier film 3h10 de déclaration d’amour au cinéma. Celle-ci se terminera en apothéose dans une salle obscure. Avant cela, le spectateur est emporté dans un tourbillon d’images et de musique (le tempo est toujours important chez Damien Chazelle). Il fait revivre les débuts du cinéma avec brio, énergie, fièvre et il salue les pionniers du cinéma qui lui ont ouvert la voie. Le cinéma n’est pas un art mineur et le réalisateur le montre ici avec un talent fou. « Babylon » évoque « Chantons sous la pluie » mais ici la fin de nos trois héros est plus sombre et mélancolique. Le parlant, et les normes qu’il impose, enlève un peu de la magie et de la liberté. Margot Robbie, Brad Pitt et Diego Calva illuminent le film. « Babylon » est un régal, une grande réussite visuelle et le plus bel hommage qu’un réalisateur pouvait rendre au cinéma. Chapeau bas M. Chazelle.

Et sinon :

  • « Nostalgia » de Mario Martone : Felice revient à Naples, sa ville natale, après quarante ans d’absence. Il vient pour sa mère, pour la revoir une dernière fois. Il doit ensuite retourner en Egypte où l’attend sa femme et où il a réussi sa vie. Mais Felice est envoûté par Naples, par ses ruelles étroites, par ses habitants accueillants, par ses souvenirs d’enfance qui lui reviennent en mémoire. Le quartier de la Sanità, où il a grandi, n’est pourtant pas qu’un lieu joyeux, l’ombre de la Camorra y plane toujours fortement. « Nostalgia » est un formidable film sur la puissance des origines, de l’enfance. Felice ne pense revenir que quelques jours à Naples mais il s’y enracine à nouveau. Il s’obstine à vouloir revivre ses souvenirs, à retrouver son ami d’enfance Oreste qui est pourtant devenu un dangereux chef mafieux. Une volonté de réconciliation, de retrouvailles l’habite si fortement qu’il ne voit plus la menace. Mario Martone nous offre de belles scènes d’humanité, de fraternité malgré la violence (comme celles qui se déroulent dans l’église d’un prêtre qui veut sauver la jeunesse de la Sanità). Le réalisateur sait également faire vivre, palpiter ce quartier pauvre de Naples. « Nostalgia » a des allures de tragédie grecque. Saisissant.
  • « Tàr » de Todd Field : Tàr est une cheffe d’orchestre au sommet de sa gloire qui dirige un orchestre philharmonique allemand. Entre masterclass, cours, répétition de la 5ème symphonie de Mahler, sa femme et sa fille, se dessine l’univers de Tàr où elle maitrise tout. Son talent force l’admiration de tous. Mais le comportement de Tàr est loin d’être irréprochable avec certaines jeunes musiciennes et cela pourrait remettre en cause sa si belle carrière. « Tàr » est le récit d’une chute, du passage de la lumière à l’ombre pour une femme brillante et arrogante. Le personnage, imaginé pour Cate Blanchett, n’est guère sympathique : froid, hiératique et dominant tout le monde. La maîtrise est sans doute ce qui la caractérise le mieux. C’est pourquoi Tàr perd pied quand son destin lui échappe. Subtilement, la réalité se fissure et se montre, par petites touches, menaçantes. Cate Blanchett est fascinante à regarder, sa prestation est impeccable. Même si le film impressionne, je l’ai trouvé un peu long (2h38), la chute de Tàr met un peu trop de temps à s’enclencher et la fin en Asie s’éternise également un peu.
  • « Les survivants » de Guillaume Renusson : Après un terrible drame, Samuel retourne dans son chalet isolé dans les Alpes italiennes. Il y découvre Chehreh, une migrante qui s’est réfugiée chez lui pour se protéger du froid. Samuel, qui semble totalement déprimé, va décider d’aider la jeune femme à rejoindre la France où son mari doit l’attendre. « Les survivants » est le premier film très réussi de Guillaume Renusson. Le passage de frontière se transforme en une traque tendue. Samuel et Chehreh sont poursuivis dans les montagnes par des individus rejetant violemment l’immigration. Les paysages enneigés ne sont pas les seuls à être hostiles. Denis Menochet, toujours impressionnant physiquement, et Zar Amir Ebrahimi incarnent deux personnages qui n’auraient jamais du se croiser mais qui vont chacun sauver la vie de l’autre. L’entraide est ici le cœur du film et elle dépasse les frontières, la barrière de la langue. Elle permet également à Samuel de retrouver son humanité, son empathie pour les autres.
  • « L’immensità » d’Emanuele Crialese : Clara est une femme resplendissante, enjouée et aimante envers ses trois enfants. Ils aiment regarder ensemble des émissions de variétés. Derrière la façade de famille heureuse, se cache une femme malheureuse, sous la coupe de son mari. Comme les épouses des années 70, Clara est une potiche que son mari exhibe chez ses amis. Les trois enfants ressentent le mal-être de leur mère, sa fragilité. C’est surtout le cas d’Adri, l’aînée de la fratrie, qui vit elle-même un moment charnière où elle découvre son homosexualité. « L’immensità » est le portrait poignant de Clara, qui fait de moins en moins face, et celui d’Adri qui s’affirme. Emanuele Crialese nous offre une chronique familiale aussi tendre, joyeuse (la scène où Clara met la table avec ses enfants en chantant) que mélancolique. Penelope Cruz est à nouveau formidable de délicatesse, d’émotion, sa performance est intense comme celle de la jeune Luana Giuliani.
  • « Les cyclades » de Marc Fitoussi : Adolescentes, Blandine et Magalie s’étaient promises d’aller ensemble à Amorgos, l’île grecque où se déroulait « Le grand bleu ». Elles se sont ensuite perdues de vue. Elles vont se retrouver grâce au fils de Blandine qui veut aider sa mère à sortir de sa dépression  post-divorce. Il retrouve Magalie et programme un voyage en Grèce pour les deux femmes. La comédie de Marc Fitoussi tient dans l’opposition de caractère entre les deux amies. Blandine est austère, prudente, éteinte alors que Magalie est solaire, insouciante et exubérante. Bien sûr les deux femmes se révèleront plus complexes que ce qu’il parait. Leur voyage, semé de péripéties et de rencontres improbables, oscillera entre fantaisie et émotion. « Les cyclades » doit beaucoup à ses comédiennes, parfaites dans leur rôle respectif : Olivia Côte et Laure Calamy. S’ajoute à ce duo savoureux Kristin Scott Thomas que l’on a plaisir à retrouver. Une jolie comédie sur l’émancipation et l’amitié.

En salle de Claire Baglin

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L’été de ses vingt ans, la narratrice se fait embaucher dans un fast-food pour plusieurs mois. Elle découvre les différents postes : le drive, la salle, l’espace café, la préparation des salades, des frites. Les gestes sont millimétrés, comptés pour gagner du temps. Même dans les moments creux, il faut être perpétuellement actifs. Les managers surveillent chaque employé. La jeune femme découvre le travail répétitif qui aliène jusqu’à l’oubli de soi. « Certains me disent courage, ils savent que mes mains sont polies par le sel et que je ne pense plus depuis quelques heures mais je ne veux rien d’autre que rester là où je suis. Je n’espère plus le drive, accaparé par les anciens et ceux qui font des heures supplémentaires, je ne redoute que la salle et le vide qu’elle crée en moi. Aux frites, l’automatisme m’empêche de réfléchir. »

Dans son premier roman, Claire Baglin décrit un monde du travail exclusivement tourné vers la productivité où l’individu n’a pas sa place. Les managers ne prennent d’ailleurs pas la peine de retenir les prénoms des employés. En parallèle des descriptions minutieuses de ce quotidien abrutissant, Claire Baglin évoque les souvenirs d’enfance d’une famille de la classe ouvrière : l’installation au camping, le bonheur des enfants lorsqu’ils vont au fast-food, une rencontre avec des auteurs en bibliothèque, etc… De ses évènements ressort la figure du père, ouvrier dans le service de maintenance d’une usine. Il s’épuise à faire les 3/8, tente de réparer tout ce qu’il trouve et se sent fier d’obtenir la médaille du travail après vingt ans de bons et loyaux services.

Claire Baglin ne tisse pas de lien entre les deux parties de son texte qui s’enchainent d’un paragraphe à l’autre sous forme de fragments, d’instantanés. C’est au lecteur de donner de la cohérence à l’ensemble : dureté et vacuité du monde du travail, reproduction des classes sociales d’une génération à l’autre, fierté perdue du monde ouvrier. Chacun pourra donner le sens qu’il souhaite au texte.

Lucide, précise, Claire Baglin décrypte un système qui broie les individualités pour produire toujours plus et plus vite. Un texte maîtrisé qui démythifie le monde du travail, subi la plupart du temps et non choisi.

La fin d’une ère d’Elizabeth Jane Howard

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La Duche s’éteint paisiblement marquant ainsi la fin d’une ère pour ses enfants. Nous sommes en 1956 et l’entreprise familiale d’export de bois éprouve de graves difficultés financières. Hugh, Edward et Rupert doivent faire des choix pour tenter de la sauver et préserver Home Place où la famille aime tant se réunir  depuis des décennies.

Elizabeth Jane Howard a écrit le dernier tome de sa saga dix huit ans après les quatre autres volumes. Et il aurait sans doute mieux valu qu’elle s’abstienne. Bien-sûr, il est plaisant de retrouver les membres de la famille Cazalet, les lieux que nous avons tant appréciés et auxquels nous nous sommes attachés. Mais « La fin d’une ère » n’est malheureusement pas à la hauteur des romans précédents. L’autrice veut évoquer l’ensemble des membres de la famille (les arrières petits enfants compris) dans des chapitres courts. Cela donne l’impression de rester en surface, de ne plus approfondir la psychologie des personnages. Les trois cousines, Louise, Polly et Clary, avaient une place centrale dans les quatre premiers tomes. Elles symbolisaient le changement de société, l’indépendance nouvelle des femmes. Elles ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes. Elles se perdent dans les mariages et les désillusions amoureuses. Leurs talents, leurs déterminations sont étouffés par leur rôle de femme, d’épouse et de mère. Il est bien décevant de les retrouver ainsi et je ne vais pas évoquer le cas de Neville qui m’a exaspéré.

Heureusement, certains moments sauvent l’ensemble comme ceux que partagent Rachel et Sid ou ce final à Home Place qui nous réconcilie avec Elizabeth Jane Howard.

Comme il est difficile d’achever une série de la qualité des Cazalet par une déception. Néanmoins, il nous permet de dire adieu à cette famille sans regret.

Traduction Cécile Arnaud

Elizabeth Finch de Julian Barnes

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« J’ai repensé à la façon dont la classe avait d’abord réagi face à elle : avec un certain respect intimidé, beaucoup de silence préliminaire et de gaucherie, quelque amusement muet, tout cela bientôt remplacé par une authentique chaleur humaine. Et aussi une sorte de sentiment protecteur, parce que nous devinions qu’elle n’était guère adaptée à la vie dans ce monde, et que son élévation d’esprit pouvait la rendre vulnérable. Et cela ne se voulait pas condescendant non plus. » Neil a déjà une trentaine d’années, deux mariages ratés, lorsqu’il rencontre Elizabeth Finch. Celle-ci donne un cours de « Culture et civilisation » pour adultes. Elle cherche essentiellement à ouvrir l’esprit de ses élèves, à leur apprendre à réfléchir par eux-mêmes. Neil est fasciné par l’intelligence, la liberté de ton d’Elizabeth Finch. Même après la fin de ce cursus, Neil continuera à voir régulièrement son enseignante dont il n’arrive pas à percer le mystère. A la mort de E.F., il découvre qu’elle lui a légué sa bibliothèque et ses recherches sur l’empereur romain Julian l’Apostolat.

Quel drôle d’objet littéraire que ce roman de Julian Barnes. Il se décline en trois parties et celle du milieu est entièrement consacrée à Julien l’Apostolat, sa courte vie et sa fortune critique. Cette partie historique et philosophique, un peu longue à mon goût, sert le propos général du roman. Elizabeth Finch ne cesse de questionner l’Histoire, à quoi ressemblerait notre monde si Julien l’Apostolat avait réussi à faire reculer le christianisme au profit des religions polythéistes ?

Même si le personnage de Julien l’Apostolat m’a intéressée, ce sont surtout les deux autres parties qui m’ont séduite. Elles décortiquent la relation de Neil et d’Elizabeth Finch. Après la mort de cette dernière, Neil essaie de mieux la comprendre, d’explorer ses zones d’ombre et son intimité. Il comprend alors qu’il est impossible de connaître l’autre. Une vie humaine est faite de tant de facettes, d’évènements petits et grands qu’elle semble insaisissable.

« Elizabeth Finch » est un texte hybride qui interroge aussi bien l’Histoire que la connaissance que nous avons des autres. Les thématiques m’ont intéressée, le personnage d’Elizabeth Finch est intrigant et iconoclaste mais je dois reconnaître m’être un peu ennuyée à la lecture de ce roman.

D’images et d’eau fraîche de Mona Chollet

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« Je suis bien consciente, d’ailleurs, du paradoxe et du défi, du pari forcément perdu d’avance qui sont au cœur de ce livre : j’essaie de mettre des mots sur une expérience qui consiste précisément à quitter le rivage des mots pour se livrer au pouvoir des images, aux sortilèges qu’elles seules peuvent exercer, à la jouissance qu’elles seules peuvent procurer. » Dans son dernier essai, Mona Chollet fait un pas de côté pour nous parler de sa passion pour les images. Elle les collectionne d’expositions en flâneries numériques sur Pinterest ou Tumblr. Internet ouvre d’infinies possibilités pour glaner des images et compléter des collections thématiques. Cela en devient vertigineux. Mona Chollet confesse un besoin de posséder les images (allant jusqu’à voler un livre de photos chez un ami) que je comprends et partage totalement en adepte de la capture d’écran si l’image ne peut se télécharger.

Sa collection d’images est finalement un miroir d’elle-même, un autoportrait fragmenté. Elle offre, à ceux qui partagent la même passion, une fenêtre ouverte sur sa sensibilité, ses goûts, son monde intérieur. Et elle se rend compte que les œuvres qui l’enthousiasment le plus sont toutes liées à l’enfance.

S’entourer d’images (photos, estampes, peintures, dessins, portraits de personnes que l’on admire et auxquelles on peut s’identifier) est également un moyen de cultiver la beauté. Celle-ci peut être un abri, une consolation face à la dureté du monde. « La plongée dans les images d’art restaure mon rapport au monde abîmé par l’enchainement de l’actualité. »

« D’images et d’eau fraîche » est un essai captivant, inspirant, richement illustré. Collectionnant moi-même les images, je me suis très souvent retrouvée dans les propos de Mona Chollet et son essai m’a ouvert des pistes de réflexion sur ce besoin de m’entourer d’images.

L’enfant rivière d’Isabelle Amonou

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Après six ans d’absence, Thomas revient au Québec pour l’enterrement de son père. Au bord de la rivière Outaouais, à la frontière avec l’Ontario, ses souvenirs remontent à la surface : la disparition de son fils Nathan qu’il avait eu avec Zoé, sa compagne. Après le drame, Thomas a préféré tout laisser derrière lui, recommencer à zéro pour tuer son chagrin. Zoé habite toujours au même endroit, elle reste persuadée que Nathan n’est pas mort et qu’elle va le retrouver. Elle le cherche parmi les groupes de migrants venus au Canada suite au réchauffement climatique. Elle arpente les forêts, silencieuse et invisible, pas uniquement dans l’espoir d’y croiser son fils. Zoé chasse et ses proies sont des enfants.

Isabelle Amonou situe son roman en 2030, ce qui lui permet de flirter avec le genre de la dystopie. Mais ce qu’elle décrit est particulièrement réaliste et en parfaite continuité avec ce que nous vivons actuellement : tornades, inondations, réfugiés climatiques, construction d’un mur entre le Canada et l’Alaska, violence. A ce futur malheureusement plausible, Isabelle Amonou ajoute une réflexion sur le passé du Québec. Camille, la mère de Zoé, est une Algonquine qui a connu les pensionnats pour autochtones où l’on tuait l’Indien en eux. Durant tout le roman, Zoé va se questionner sur son identité, ce qui fait d’elle un personnage complexe et passionnant.

Il faut également souligner l’habileté de l’autrice à construire son intrigue. Au début, celle-ci se développe doucement, nous faisant découvrir petit à petit les failles et les blessures des différents protagonistes. Tout s’accélère ensuite, la violence explose et tout semble pouvoir arriver. Le roman nous happe alors pour ne plus nous lâcher.

« L’enfant rivière » fut une très belle découverte. Isabelle Amonou nous offre un roman d’une grande efficacité narrative, aux thématiques variées et aux personnages complexes et nuancés.

A l’amie des sombres temps, lettres à Virginia Woolf de Geneviève Brisac

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Avec « A l’amie des sombres temps », Geneviève Brisac poursuit son dialogue avec Virginia Woolf, débuté en 1982 avec une interview inventée pour Le Monde, au travers de onze lettres. Ce choix n’est pas un hasard puisque Virginia Woolf en écrivit énormément pendant sa vie. « Nous aimons lire et écrire des lettres, nous adorons les correspondances, parce que c’est l’essence même de la littérature : une évasion, un art, un compagnonnage, des fils qui jamais ne se rompent entre soi et soi, entre soi et les autres, une continuité qui apaise l’angoisse, ce vertige dont nous parlions. »

Geneviève Brisac s’interroge dans ses lettres : comment écrire à un écrivain que l’on admire ? Quoi lui dire ? Elle choisit de prendre des nouvelles de Virginia Woolf et de lui donner des siennes. Les onze lettres sont l’occasion d’une merveilleuse évocation de l’écrivaine anglaise. Geneviève Brisac revient sur les préjugés, les critiques qui ont souvent été rattachés au nom de Virginia Woolf, pour les balayer d’un revers de la main.

Au travers de ses œuvres, Geneviève Brisac nous montre une femme brillante, drôle, moqueuse, aimante pour ses proches, audacieuse dans son écriture mais craignant par dessus tout l’échec et l’indifférence. Elle nous permet également de découvrir ou redécouvrir des textes moins connus comme « De la maladie » (les lettres sont écrites en pleine pandémie) ou « Instants de vie ».

La romancière française explique surtout qu’en ces temps sombres, où les tensions politiques et sociales s’exacerbent, les livres de Virginia Woolf sont un refuge, un réconfort. « J’ai repensé à vos lettres. Ce sont elles, le réel, ce sont des actes. Les mots sont des actes, les phrases sont le réel, ai-je murmuré. Il faut que je lui écrive ce soir quand je serai rentrée chez nous. Que je lui raconte comment les livres m’ont sauvé la vie. Mieux qu’un médecin, qu’une drogue. En donnant un sens à nos jours, des heures plus denses, plus ensoleillées. »

« A l’amie des temps sombres » est un formidable et vibrant hommage à Virginia Woolf, à son génie et au pouvoir consolateur de la littérature, de la beauté.

Les trois sœurs de May Sinclair

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Le pasteur Carteret vient de s’installer à Garth, dans le Yorkshire, avec ses trois filles : Mary, Gwendolen et Alice. Ce déménagement est dû aux élans amoureux d’Alice qui causèrent un scandale dans la paroisse où la famille résidait précédemment. L’impétueuse et amoureuse Alice est donc surveillée de très près par son père autoritaire et austère. Gwenda apprécie cette nouvelle ville où elle passe des heures à marcher dans la lande. Son père a peur d’elle car il la pense capable de tout. Il a en revanche toute confiance en son aînée, disciplinée et obéissante. Les trois sœurs étouffent sous le joug de leur tyran de père. Leur respiration viendra de la présence du jeune docteur du village Steven Rowcliffe. Chacune des sœurs sera attirée par le physique et la personnalité du jeune homme.

« Les trois sœurs » a été publié en 1914 en Angleterre. May Sinclair, qui était écrivaine, critique littéraire et engagée auprès des suffragettes, est malheureusement aujourd’hui méconnue. Son roman est pourtant très plaisant et laisse la part belle aux destinées des trois jeunes femmes. May Sinclair a écrit une biographie des sœurs Brontë en 1912 et le cadre de son roman est imprégné de leur univers. Je n’ai pu m’empêcher de penser à Emily en découvrant le personnage de Gwendolen et sa passion pour la lande. L’autrice nous livre une analyse psychologique poussée des caractères de ses héroïnes. Chacune a sa manière va conquérir son indépendance vis-à-vis de l’imposante figure de leur père. L’autrice traite dans son roman du désir féminin, ce qui est moderne, et la manière dont il est réprimé, honni par la société. Un bon exemple de la modernité du roman est le personnage de la servante Essy qui devient fille-mère et se fiche du qu’en-dira-t-on et de la proposition de mariage de son amant. La place de la femme est sans cesse questionner dans « Les trois sœurs », ce qui le rend particulièrement intéressant.

De facture classique, « Les trois sœurs » nous offre de sensibles et détaillés portraits de femmes qui permettent à May Sinclair des questionnements modernes. J’ai maintenant hâte de découvrir « Vie et mort de Harriett Frean », publié prochainement par les éditions Cambourakis et que le préfacier de ce roman rapproche de « Mrs Dalloway ».

Traduction Mary-Cécile Logé