L’établi de Robert Linhart

519lkdefnJL._SX304_BO1,204,203,200_

« C’est comme une anesthésie progressive : on pourrait se lover dans la torpeur du néant et voir passer les mois -les années peut-être, pourquoi pas ? Avec toujours les mêmes échanges de mots, les gestes habituels, l’attente du casse-croûte du matin, puis l’attente de la cantine, puis l’attente de cinq heures du soir. De compte à rebours en compte à rebours, la journée finit toujours par passer. Quand on a supporté le choc du début, le vrai péril est là. L’engourdissement. Oublier jusqu’aux raisons de sa propre présence ici. Se satisfaire de ce miracle : survivre. » A la fin de l’année 1968, Robert Linhart, normalien, se fait embaucher dans l’usine Citroën de la porte de Choisy. Membre de l’union des jeunesses communistes marxistes-léninistes, il choisit d’être un établi comme beaucoup d’autres militants intellectuels de la gauche prolétarienne. L’usine de la Porte de Choisy fabrique des 2CV. Robert Linhart y découvre la difficulté à accomplir les mêmes gestes que les ouvriers en place, leur habilité et leur efficacité sont redoutables. Il devra essayer plusieurs postes avant d’en trouver un où il est compétent. Le bruit, la cadence abrutissante, les nombreuses strates hiérarchiques, le racisme (un ouvrier non européen ne peut pas être ouvrier spécialisé, il reste manœuvre alors qu’un français est d’office OS2), les produits toxiques utilisés sont parfaitement décrits dans le texte de Robert Linhart.

Le but des établis était éminemment politique puisqu’ils voulaient contribuer à la défense de la classe ouvrière par la résistance et la révolution. Le cœur du livre est d’ailleurs la grève que réussit à mettre en place Robert Linhart. Il y a du romanesque, presque du suspens, dans sa manière de la raconter : seront-ils assez nombreux à débrayer pour arrêter la grande chaîne de production ? Tiendront-ils plusieurs jours ? Quelles seront les représailles de Citroën ? Il n’est pas étonnant que « L’établi » ait été adapté au cinéma tant le récit de Robert Linhart est prenant. Son propos est également toujours d’actualité. Certes le travail à la chaîne a été modifié par la robotisation mais les conditions de travail en France restent médiocres.

« L’établi », écrit en 1978, reste un document important sur le travail ouvrier, Robert Linhart en décrit les mécanismes avec précision. La grève qu’il organise en 1969 pose une question essentielle, celle de la dignité des travailleurs. Un texte profond que je recommande à tous ceux qui s’intéresse au monde du travail.

Printemps précoce de Tove Ditlevsen

printemps

« Printemps précoce » est le premier volet de la trilogie autobiographique de Tove Ditlevsen. Ce premier tome s’intéresse bien évidemment à l’enfance. Celle-ci se déroule à Vesterbro, un quartier ouvrier de Copenhague, après la première guerre mondiale. Tove Ditlevsen, aussi célèbre au Danemark que Karen Blixen, raconte la naissance de sa vocation d’écrivain et sa détermination pour que celle-ci s’accomplisse. A six ans, elle décide qu’elle sera poète.  » « Je veux aussi être poète. » Aussitôt, il (son père) fronça les sourcils et dit sur un ton menaçant : « Ne te monte pas la tête ! Une fille ne peut pas être poète. » Vexée, blessée, je me refermerai sur moi-même, cependant que ma mère et Edvin éclatèrent de rire en entendant cette invention ridicule. » Son père, un ouvrier marxiste souvent au chômage, ne soutiendra pas sa fille. Elle devra arrêter l’école à 14 ans pour ensuite aller travailler. Tove Ditlevsen sera embauchée pour faire le ménage avant de travailler dans des bureaux.

En cachette, elle continue à écrire des poèmes et rêve, à l’instar de Virginia Woolf, d’avoir une pièce pour s’isoler. « J’aimerais tellement avoir un endroit où je puisse m’exercer à écrire de la vraie poésie. Une pièce avec quatre murs et une porte qui ferme. Une pièce avec un lit, une table et une chaise, avec une machine à écrire, ou un bloc-notes et un crayon, rien de plus. Oui, une porte qui fermerait à clé. Tout cela m’est refusé jusqu’à ce que j’aie 18 ans et que je puisse quitter mes parents. » En attendant que ses poèmes soient enfin publiés, Tove espère épouser un artisan sérieux tout en souhaitant ne pas tomber enceinte avant comme certaines jeunes filles de son quartier.

L’autrice garde une impression amère de son enfance, de cette période où elle se sent prisonnière. Sa mère est peu affectueuse et son père est plutôt indifférent. Une volonté de fer et beaucoup de patience lui seront nécessaire pour que sa vocation se concrétise. Échapper à l’unique destin réservé aux femmes du milieu ouvrier n’est pas une mince affaire dans la société danoise du XXème siècle !

Faisant preuve d’un grand sens de l’observation et de la formule, Tove Ditlevsen retrace ses jeunes années, décisives dans sa vocation d’écrivain. Son témoignage marquant fait regretter qu’elle soit si peu connue en France.

Traduction Frédéric Durand

Ce que Majella n’aimait pas de Michelle Gallen

LO0100

Majella vit à Aghybogey, en Irlande du Nord, avec sa mère portée un peu trop sur la bouteille. La jeune femme, un peu ronde, travaille dans un Fish’n’chips, « Salé, Pané, Frit ! ». Toute la société de la petite ville défile devant Magella qui connaît les préférences de chacun. Il y a ceux qui sortent du pub, du bingo, les habitués qui font sans cesse les mêmes blagues, les jeunes comme les plus vieux et il y a Marty le collègue de Majella. Quelque soit la situation, elle reste impassible. Et pourtant, ça bouillonne dans sa tête et Majella fait tout pour juguler son flot d’émotions. Il faut dire que la vie n’a guère épargnée notre héroïne : son père a déserté son foyer après la mort de son frère, sa mère se laisse totalement aller et malmène Majella, sa grand-mère vient d’être tuée. De quoi perdre pied.

« Ce que Majella n’aimait pas » souligne à nouveau la vitalité et l’originalité de la littérature irlandaise contemporaine. « Milkman » d’Anna Burns, « Les lanceurs de feu » de Jan Carson et le roman de Michelle Gallen évoque de manière singulière ( par la forme, par les personnages ou l’atmosphère) les Troubles et leurs conséquences. Le roman suit Majella durant une semaine et nous montre une jeune femme surprenante. Celle-ci a mis en place de nombreux stratagèmes pour garder le contrôle sur sa vie et ses émotions. Elle fait claquer ses doigts pour se calmer, elle a enrobé son corps d’une couche de graisse pour se créer une carapace et elle établit des listes de ce qu’elle déteste et de ce qu’elle aime (fan de Dallas, son modèle est J.R. Ewing !).

Il faut qu’elle tienne bon Majella face à sa mère qui dépend totalement d’elle, face à la mort violente de sa grand-mère. Michelle Gallen a créé un personnage étonnant et détonnant. La jeune femme se cache derrière son corps et en même temps elle l’assume : elle se délecte de ses repas, de ses frites salées et vinaigrées, elle aime le sexe. Son ton est cru, les dialogues sont argotiques et donnent une tonalité humoristique qui contraste avec la noirceur de la vie de Majella. La pauvreté, les violences, la séparation forte entre catholiques et protestants à Aghybogey, l’ombre des Troubles sont en effet bien présents dans les pages du roman de Michelle Gallen sans pour autant plomber son intrigue.

« Ce que Majella n’aimait pas » est un premier roman surprenant qui nous offre un personnage principal touchant et infiniment attachant. Le titre original « Big girl, small town » résume bien le quotidien de Majella.

Traduction Carine Chichereau

Bilan livresque et cinéma d’avril

Image-1(1)

Un mois d’avril où j’ai été peu productive en terme de nombre de lectures mais j’ai fait de très belles découvertes avec « Anna Thalberg » le formidable premier roman d’Eduardo Sangarcia, « Maud Martha » l’unique roman de la poétesse américaine Gwendolyn Brooks, le détonnant « Ce que Majella n’aimait pas » de Michelle Gallen. J’ai enfin sorti de ma pal le passionnant récit de Robert Linhart qui a été adapté au cinéma. Si vous souhaitez faire fonctionner vos zygomatiques, je vous conseille de goûter au « Guacamole vaudou » de Eric Judor et Fabcaro. Une seule déception, « Le tribunal des oiseaux » qui avait pourtant tout pour me plaire.

Côté cinéma, j’ai été beaucoup plus efficace avec neuf films à mon actif dont trois anciens de Johanna Hogg dont je ne vais pas vous parler ici.

Mes préférés :

affiche-The-quiet-girl-

Irlande, 1981, Càit grandit dans une famille pauvre avec des parents qui sont plutôt indifférents face à cette enfant rêveuse et réservée. Alors que sa mère s’apprête à accoucher, la jeune Càit est envoyée à la campagne chez des parents éloignés. Elle y restera durant tout un été.

Colm Bairéad a adapté, pour son premier film, « Les trois lumières » de Claire Keegan.  Il a su retranscrire la délicatesse, la douceur de l’écrivaine irlandaise. La jeune Càit, farouche et timide, est laissée seule chez de quasi inconnus, un couple qui cache une profonde blessure. Tous les trois vont lentement s’apprivoiser, en peu de gestes et peu de mots. La beauté du film réside dans la profonde harmonie, compréhension qui naissent entre ces personnages fragiles et sensibles. L’enfant s’épanouit auprès d’adultes attentionnés et tendres. Les interprètes sont parfaits, exprimant les sentiments des personnages avec beaucoup de subtilité et de pudeur. Difficile de résister face au talent des comédiens, à la lumière qui se dégage de la relation entre Càit et ses parents d’adoption le temps d’un été.

adamant

L’Adamant est une péniche amarrée en face de la gare d’Austerlitz et il accueille dans la journée des personnes atteintes de troubles psychiques. Ils peuvent participer à des ateliers, un ciné club, prendre un café ou jouer de la musique. Comme toujours dans les documentaires de Nicolas Philibert, le réalisateur et son équipe laissent les personnes croisées s’exprimer librement en intervenant le moins possible. Les soignés et les soignants se mélangent avec simplicité et chaleur sur la péniche. On croise des destins brisés, contrariés et ce qui frappe c’est la lucidité de certains (François qui explique que sans médicaments, il partirait en vrille) et leur créativité qui s’exprime malgré leur profonde souffrance. L’Adamant semble être une utopie flottante où la parole est totalement libre et où règne une certaine harmonie. Le film de Nicolas Philibert a reçu l’Ours d’or à la dernière Berlinale et c’est amplement mérité.

Et sinon :

  • « L’établi » de Mathias Gokalp : A la fin de l’année 1968, Robert Linhart choisit de se faire embaucher à l’usine Citroën de la porte de Choisy alors qu’il est normalien. Comme d’autres intellectuels de la gauche prolétarienne, il devient un « établi ». Mathias Gokalp adapte le formidable livre que Linhart a écrit à partir de son expérience. Il choisit de le romancer en ajoutant des scènes dans l’intimité du héros, avec sa femme et sa fille. D’autres éléments sont modifiés (l’ajout d’un traitre parmi les ouvriers ne me semble pas du tout pertinent) mais globalement le film retranscrit bien le texte. Il montre un jeune intellectuel confronté à la difficulté du monde ouvriers, des cadences, à de la pression de la hiérarchie, à la discrimination des travailleurs immigrés. Le panel de personnages donne une bonne idée de la société française et du monde du travail à la fin des années 60. Swan Arlaud incarne Robert Linhart et il est, comme toujours, irréprochable. Le remarquable travail de Robert Linhart trouve ici une adaptation qui lui rend un juste hommage et souligne son importance.
  • « Chien de la casse » de Jean-Baptiste Durand : Dog et Morales sont des amis d’enfance. Ils vivent toujours dans leur petit village du sud de la France. Ils y trainent, jouent au jeux vidéo et Morales deal du shit. Ce dernier est cultivé (il cite Montaigne notamment), intelligent et il ne cesse de taquiner son ami, impassible et doux. Lorsqu’Elsa arrive au village, les choses changent. Dog et elle sortent ensemble, Morales ne le supporte pas. « Chien de la casse » est un premier film original et singulier. Entre thriller et western, il nous parle de la forte amitié de Dog et Morales, assemblage improbable du faible et du fort, du taiseux réservé et de la grande gueule. Le petit village est un cul-de-sac pour les deux amis, Morales s’y complait alors que Dog envisage un autre avenir (une autre contrariété pour son compère). Le personnage de Morales est la grande réussite de ce film : complexe, il se révèle aussi attachant qu’insupportable. De plus, il bénéficie du talent étonnant de Raphaël Quenard qui marque profondément le spectateur à chacune de ses apparitions.
  • « De grandes espérances » de Sylvain Declous : Madeleine et Antoine sont venus en Corse, où la famille du jeune homme possède une belle villa, pour réviser l’oral de l’ENA. L’avenir semble sourire à ce couple qui veut s’engager en politique. Mais une altercation avec un automobiliste violent va changer le cours de leurs vies. « De grandes espérances » ce sont celles de Madeleine qui, venue d’un milieu modeste, a du travailler avec acharnement pour être accepter dans le milieu social d’Antoine. Elle en est même arrivée à couper les ponts avec son père qui sera pourtant bien présent lorsqu’elle en aura besoin. Sylvain Declous nous montre, dans ce thriller politique, que les transfuges de classe ne font jamais vraiment partie de la famille (et encore moins quand l’ambitieuse est une femme). Benjamin Lavernhe est parfait dans le rôle d’Antoine, veule et lâche. Madeleine est incarnée par la rayonnante et solide Rebecca Marder qui fait un début de carrière au cinéma sans faute.
  • « Les âmes sœurs » d’André Téchiné : David, 23 ans, soldat au Mali, est rapatrié en France suite à une très grave blessure. Il reste de long mois à l’hôpital pour se soigner er se rétablir. A la fin de sa rééducation, il va vivre chez sa sœur, Jeanne, dans les montagnes de l’Ariège. Le problème, c’est que David a totalement perdu la mémoire. Le frère et la sœur doivent réapprendre à se connaître alors qu’une profonde gêne semble habiter Jeanne depuis l’arrivée de son frère chez elle. Le dernier film d’André Téchiné est plutôt décevant. On y retrouve son talent pour la direction d’acteurs. Noémie Merlant et Benjamin Voisin illuminent le film. Téchiné s’attache au corps, à la jeunesse de ses personnages et sait les mettre en valeur. « Les âmes sœurs » s’achève sur une belle scène au bord de mer irriguée d’éclats de soleil. Mais l’intrigue laisse un goût d’inabouti et André Téchiné donne le sentiment de ne pas savoir où il va ni comment il va achever son film.

Le tribunal des oiseaux d’Agnès Ravatn

oiseaux

Allis Hagtorn se fait embaucher comme aide à domicile dans une maison isolée près d’un petit fjord. A sa grande surprise, son employeur n’est pas un vieillard impotent mais un quadragénaire séduisant et ténébreux. Sigurd Bagge vit, pour le moment, seul dans sa demeure et passe ses journées retiré dans son bureau. Allis est chargé de l’entretien du jardin et des différents repas. Son employeur lui impose une distance et des règles de vie strictes. Malgré le caractère déplaisant de Bagge, Allis se plie à ses exigences et est rapidement fascinée par la beauté et la singularité de cet homme. L’atmosphère ne cesse pourtant de s’alourdir…

« Le tribunal des oiseaux » est un thriller psychologique entre « Barbe bleue » et « Rebecca » de Daphné du Maurier. Les deux personnages principaux de ce huis-clos sont troubles, mystérieux. La relation, qui se noue entre eux, est rapidement malsaine. Allis est soumise dès le départ, subjuguée par cet homme autoritaire. Cette femme, qui a pourtant eu une vie avant d’arriver dans cette maison, m’a semblé immature, son adoration pour Bagge frôle la lubie adolescente. Son comportement m’a un peu agacée et j’avoue ne pas avoir ressenti beaucoup d’empathie pour elle. C’est sans doute pour cette raison que la tension m’a paru s’émousser au fil des pages.

« Le tribunal des oiseaux » avait tout pour me plaire, malheureusement je ressors déçue de cette lecture qui n’a pas tenu jusqu’au bout sa promesse de thriller tendu.

Traduction Terje Sinding

La dernière maison avant les bois de Catriona Ward

Ward

« Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de la disparition de la petite fille à la glace au sirop. Ça s’est passé près du lac, il y a onze ans – elle était là, et ensuite plus. Donc, c’était déjà une mauvaise journée avant que je découvre qu’il y a un Meurtrier parmi nous. » Ted Bannerman réside au bout de l’impasse de Needless Street. Il vit en reclus avec sa fille et son chat. Il y a onze ans, sa marginalité avait fait porter les soupçons sur lui quand l’enfant avait disparu. Mais il était ressorti libre du commissariat. La sœur de la disparue, Dee, reste pourtant convaincue de sa culpabilité. C’est donc pour surveiller Ted et trouver des indices qu’elle s’installe dans la maison voisine dans l’impasse.

Catriona Ward développe son intrigue sous différents points de vue : celui de Ted, de Dee et d’Olivia, le chat de Ted (ce qui est pour le moins original). Les personnalités, les histoires de chacun  se dévoilent lentement. Le roman se révélera plus complexe qu’il n’y paraissait au départ. Certains points m’ont semblé évidents rapidement mais Catriona Ward m’a quand même surprise à la fin. La résolution des différents problèmes s’avère très originale. Ce qui marque dans « La dernière maison avant les bois », c’est son atmosphère étrange, de plus en plus inquiétante avec un personnage principal totalement en marge et rongé par ses souvenirs d’enfance.

« La dernière maison avant les bois » est un roman bien mené, aux personnages intrigants et au dénouement surprenant. Ce dernier s’étire un peu à mon goût, est un peu trop explicatif et il aurait sans doute gagner à être plus court pour gagner en puissance.

Traduction Pierre Szczeciner

Jean-Luc et Jean-Claude de Laurence Potte-Bonneville

9782378561352-475x500-1

Jean-Luc et Jean-Claude vivent dans un foyer mais le jeudi ils ont la permission d’aller au café pour boire un verre (sans alcool naturellement). Ce jour-là, un jeune homme blond, répondant au prénom de Florent, est également au café. Il vient d’Abbeville ce qui plait immédiatement aux deux amis. Ils veulent faire connaissance, rester avec lui. Ils feront un petit bout de chemin ensemble, jusqu’à l’Intermarché et le PMU. Jean-Luc n’a pas très envie de retourner au foyer, le lendemain c’est le jour de son traitement. Jean-Claude étant diabétique, il aimerait mieux rentrer mais hors de question qu’il abandonne son ami.

Laurence Potte-Bonneville met en avant, dans son premier roman, trois hommes inadaptés. Jean-Luc et Jean-Claude ont été fragilisés par la maladie, Florent est au chômage et il est aussi paumé que les deux autres. Leur rencontre change le cours des choses. L’autrice nous parle avec beaucoup de tendresse de ces personnages décalés qui tentent une échappée belle de leur quotidien. Ils croiseront beaucoup de personnages secondaires (mais que Laurence Potte-Bonneville ne laisse pas au bord de la route, elle prend le temps de bien les caractériser) : une jeune femme travaillant à l’EHPAD, une classe de 5ème en sortie scolaire, un naturaliste, la directrice du foyer, des gendarmes, etc… C’est tout un village qui se met à exister autour de Jean-Luc et Jean-Claude.

Le premier roman de Laurence Potte-Bonneville est très agréable à lire, sympathique à l’image de ses trois personnages en roue libre.

La dernière reine de Rochette

9782203208353

Edouard Roux a grandi dans les montagnes du Vercors, il y a vécu seul avec sa mère. Leur isolement dans la forêt leur attire la malveillance des villageois. En 1916, Edouard revient de la guerre avec une grande partie du visage arrachée. Il porte un sac sur la tête à la manière d’Elephant man et il se refusera à revoir sa mère. Un autre soldat à la gueule cassée lui conseillera de faire appel au talent de Jeanne Sauvage, une sculptrice animalière qui crée des masques pour les hommes revenus défigurés de la guerre. Edouard quitte Grenoble pour Paris où il rencontre Jeanne. Elle lui sculpte un masque et lui rend sa dignité. Tous  deux tombent amoureux et finissent par s’installer dans le massif du Vercors.

6390d1aad7d55_9782203208353-la-derniere-reine-p023-300

« La dernière reine » de Rochette est une bande dessinée riche et passionnante. Le cœur de l’album est la belle et émouvante histoire d’amour de deux personnages venues d’univers totalement différents. Avec Jeanne, Rochette nous plonge dans le bouillonnement artistique du Paris des années 20. On croise Soutine, Cocteau, Picasso, Pompon. Une critique des galeristes et du monde de l’art se glisse à ce moment dans les pages de la bande dessinée. De l’autre côté, il y a les montagnes tant aimées par Edouard. Ce milieu naturel qui le protège des autres et qu’il respecte. Rochette propose une histoire du massif du Vercors qui commence en -100 000 avant J-C. Avec ses pages, c’est la rapport des hommes à la nature sauvage, aux animaux qui l’habitent (surtout l’ours) qui se dessine. On voit l’homme s’en éloigner et vouloir la maîtriser, la détruire.

a97eb86_1665736394613-la-derniere-reine-p082-300

La tonalité de « La dernière reine » est globalement sombre, Edouard est devenu misanthrope pour se protéger des autres mais son refuge naturel ne suffira pas. Le trait brut, les couleurs  froides et sombres reflètent parfaitement l’atmosphère de l’histoire.

« La dernière reine » est une bande dessinée qui brasse des thématiques variées, la construction est très maitrisée et le propos est captivant.

Derniere-reine-planche2-scaled

Divorce à l’anglaise de Margaret Kennedy

I23821

1936, Betsy Canning mène une vie confortable entre sa maison londonienne, sa demeure de vacances à Pandy Madoc au Pays de Galles, ses trois enfants et son mari Alec qui connait un certain succès dans l’écriture de livrets d’opérette. Pourtant, elle ne se sent pas satisfaite, pas pleinement heureuse. « Elle n’avait jamais été comblée par l’existence, elle avait toujours été en quête de quelque chose qu’elle ne pouvait nommer, de quelque chose qui ne se produisait jamais. Lorsqu’elle se réjouissait d’un évènement à venir, il finissait par se produire, était bientôt du passé avant de lui sembler n’être jamais survenu. L’expérience lui échappait. Elle n’avait jamais vécu dans l’instant, n’avait jamais capturé ce moment éternel entre passé et avenir qu’est le maintenant. » Elle propose à Alec de divorcer dans un consentement mutuel et amical. Malheureusement ses proches, et surtout sa belle-mère, vont s’en mêler pour sauver leur mariage et les apparences. Les choses vont alors tourner à l’aigre.

Après « Tessa » et « Le festin », j’étais enchantée de retrouver la talentueuse Margaret Kennedy. « Divorce à l’anglaise » est le récit de l’inévitable désagrégation d’un couple mais également d’une famille. Chacun sera touché, impacté par la séparation de Betsy et Alec. C’est notamment le cas de leurs trois enfants qui auront des difficultés à trouver leur place dans cette nouvelle composition familiale. Margaret Kennedy décrit avec beaucoup d’acuité et de justesse les sentiments de ses personnages, leur relation aux autres.

Si le début du roman nous laisse à penser que nous sommes dans une comédie (le chapitre 2 entre les deux belles-mères est hilarant), la suite se révèlera plus amère. L’histoire de Betsy et Alec est finalement un beau gâchis, leur orgueil aura raison de leur mariage. Margaret Kennedy nous rappelle à quel point divorcer entre les deux guerres restait compliqué même si les mœurs évoluaient. Rester célibataire ensuite l’est d’ailleurs tout autant.

Parfaitement construit, « Divorce à l’anglaise » est le roman d’une séparation mais également celui des compromis, de l’âge adulte et de la reconstruction. Le temps fait son œuvre et il faut s’en accommoder. Dense, profond, ce roman de Margaret Kennedy m’a totalement conquise.

Traduction Adrienne Terrier

Jusqu’à la bête de Timothée Demeillers

17052017094808hd

Du fond de sa cellule, Erwan repense à sa vie d’avant et à « l’évènement » qui l’a mené là où il est aujourd’hui. Pendant quinze ans, il a travaillé dans un abattoir au Lion d’Angers. Il était assigné aux frigos, sa vie était rythmée par le bruit des carcasses qui s’entrechoquaient sur les rails. Clac, clac, clac. Il se souvient de ce quotidien répétitif, des cadences qui s’accélèrent de façon insidieuse, des blagues graveleuses de ses collègues, du sang partout. Le seul rayon de lumière, qui émerge de sa mémoire, est celui  des moments passés avec Laëtitia, venue travailler à l’abattoir pendant ses vacances. Il y a aussi le frère d’Erwan, sa femme et leurs filles qui apportent de la joie et de la douceur même derrière les murs de la prison. Mais rien ni personne ne réussiront à empêcher « l’évènement » d’advenir.

A la lecture du roman de Timothée Demeillers, j’ai inévitablement pensé au livre de Joseph Ponthus. Mais « Jusqu’à la bête » a été écrit en 2017, avant « A la ligne ». Les deux textes ont pour point commun de nous plonger dans le quotidien des ouvriers des abattoirs. La productivité effrénée, la répétition des gestes, l’ennui, le bruit et les odeurs sont parfaitement rendus et nous saisissent. De cet univers poisseux, Erwan n’arrive plus à sortir, son cerveau ne connait aucun repos. L’écriture concrétise l’état d’esprit du personnage avec une alternance de phrases courtes et des passages plus longs, et des mots qui reviennent de façon obsessionnelle. Le roman de Timothée Demeillers est très noir, tout le récit tend vers les actes qui ont conduit Erwan en prison.

Si vous appréciez les romans noirs et ceux qui parlent du monde du travail, je vous recommande chaudement « Jusqu’à la bête », un texte juste, lucide et implacable.